« Et si on (re)lisait Freud » suite….

18 mai 2021

Francis Plaquet

Introduction à la deuxième des Cinq leçons sur la psychanalyse de Freud

Ce texte est la retranscription de mon exposé du 18 mai 2021. Réalisé par visioconférence, ce dernier s’inscrit dans le cadre du projet de relecture de Freud initié par le Questionnement Psychanalytique.

La séance du 18 mai était consacrée à la relecture de la deuxième des 5 conférences de Freud.

Le contenu de cet exposé s’inspire dans une large mesure de l’excellent commentaire de Pierre-Henri Castel, consacré à l’ensemble des 5 conférences.

http://pierrehenri.castel.free.fr/5conf1.htm

Dans cette seconde conférence, Freud développe sa théorie de la résistance et du refoulement. Elle est au cœur  de son exposé.

Dans la première conférence, Freud se penche sur la théorie des traumatismes psychiques dont  Charcot avait établi l’influence sur les paralysies hystériques, sans que l’on ne puisse soupçonner aucune lésion somatique lors de l’accident déclenchant.

Charcot emploie l’expression « état hypnoïde », supposant que le traumatisme s’était produit dans un état de conscience spécial.

Mais parler de « traumatisme psychique » est chez lui une façon de décrire, pas d’expliquer : l’explication était à rechercher selon lui du côté de la neurologie et non de la psychologie, considérée comme purement descriptive.

On était loin à l’époque de penser que l’hystérie était une maladie du psychisme, et qu’on pouvait être malade du psychisme tout comme de n’importe quel organe du corps.[1]

Par contre, Janet, et Freud à sa suite, proposent de démontrer l’existence de processus mentaux spécifiquement morbides.

Mais Freud se distingue de Janet : pour Janet, dit Freud, « l’hystérie est une forme de transformation dégénérative du système nerveux qui se manifeste par une faiblesse innée de la synthèse psychique »

En fait, note Pierre-Henri Castel, dans le milieu médical la dégénérescence est une étiologie de convention.

Freud conteste cela : il est faux de dire que l’hystérie est une déficience, puisque dans l’exemple cité (le cas d’Anna O.), la patiente montre au contraire de surprenantes compensations au symptôme déclaré, par exemple cette capacité à s’exprimer en anglais avec fluidité, venue à Anna O. au moment où son allemand natal était complètement inhibé.[2]

Freud ne rejette pas complètement Janet. Il avoue que la conception de Janet relative au clivage de la personnalité est indispensable à sa propre doctrine ; en d’autres termes, c’est une chose qu’il lui doit.

Mais ses nouvelles hypothèses étiologiques reposent sur sa pratique thérapeutique (autrement dit, sa clinique) et non sur des essais de laboratoire centrés sur l’hypnose.

Freud n’aimait pas beaucoup l’hypnose ; il se qualifiait de piètre hypnotiseur. Il parvenait difficilement à plonger ses patients en « hypnose profonde » c’est-à-dire un état où l’hypnotisé est à la fois lucide et sous influence. Or, atteindre cet état était indispensable à la méthode cathartique, faute de quoi, jamais on ne pouvait arracher au malade les souvenirs oubliés.

C’est alors que Freud décide de se passer de l’hypnose  et de laisser parler les patients en état normal C’est un tournant majeur ! C’est l’acte de naissance de la psychanalyse.

Il s’agissait, dit-il textuellement, d’apprendre du malade quelque chose qu’on ne savait pas et qu’il ne savait pas lui-même; … alors, comment pouvait-on espérer y parvenir malgré tout? » ?

Pour réponde à cette question, il semble qu’il faille reprendre le concept de réminiscence dont il a été question à la première conférence.

Ce qui semble caractériser la réminiscence, c’est qu’elle revient en nous, dans le train ordinaire des idées, en étant porteuse d’un contenu non pas simplement oublié mais dont nous ne savions plus que nous le savions.

En ce sens, il semble que Freud ait laissé ses patients élaborer leurs réminiscences, les laisser monter en eux, et leur révéler qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient selon son expression.

Evidemment, dans ce processus de remémoration, il y a toujours des moments d’arrêt : des moments où le patient se tait en disant qu’il ne se souvient plus de rien

Freud alors utilise une astuce technique qu’il tient de Bernheim : il pose la main sur le front de la patiente et affirme que, quand il l’ôtera, le souvenir recherché surgira.

Et de fait, une fois la main ôtée, le malade sentait revenir le souvenir (traumatique), ce qui permettait de conclure le traitement cathartique (la libération et l’écoulement des affects).

Freud se passe donc de la méthode hypnotique de Breuer.

Ce faisant,  au lieu de postuler un état psychique inaccessible à la conscience, où les souvenirs seraient conservés et actifs sous forme « hypnoïde », il déplace l’énigme autour d’une attitude psychologique singulière, où le malade ne savait pas qu’il savait. Ce moment est capital.

Car c’est alors qu’il développe sa thèse : ce qu’on dit avoir oublié n’est pas perdu, c’est même à la disposition du malade ; mais une « force quelconque » l’empêche de devenir conscient. Est ainsi formulée l’hypothèse majeure de la psychanalyse.

On pouvait ressentir cette force sous forme de résistance du malade à se souvenir ;  c’est, à ses yeux, ce qui justifie son hypothèse étiologique : la cause de la résistance est le refoulement ; le souvenir pathogène est maintenu dans l’inconscient sous forme d’oublié.

Il y a peut-être à cela une objection : concernant cette hypothèse du souvenir maintenu sous forme inconsciente on pourrait objecter que le souvenir précis dont on assure le patient qu’il va finir par le retrouver, que ce souvenir précis est lié à une suggestion.

En d’autres termes : tout cela, le souvenir précis, le refoulement de ce souvenir… et si ce n’était que de la suggestion ?

Mais Freud se détache des techniques suggestives (y compris la main posée sur le front) pour laisser parler ses patients ; la main posée sur le front, ce n’était qu’un stade intermédiaire vers l’association libre.

Il se centre désormais (c’est ce qui intéresse Freud) sur l’approfondissement de son hypothèse étiologique, à savoir le refoulement ; c’est une hypothèse étiologique d’ordre métapsychologique : car, dit-il, le refoulement n’est pas un phénomène observable, et ce n’est pas non plus un phénomène induit ; induit, autrement dit suggéré. Et il ajoute : « J’appelai refoulement le processus dont je faisais l’hypothèse et le considérai comme démontré du fait de l’existence indéniable de la résistance« .

On devine ici la référence au cadre conceptuel de la science-reine de son temps : la thermodynamique[3] ainsi que la physique de Newton. Le mouvement des corps est le phénomène observable, mais la force qui les meut est la cause de leur mouvement ; autrement dit, cette force ne se manifeste que dans l’effet qu’est le mouvement des corps.

De même, s’agissant donc de l’espace psychique, Freud postule l’existence d’une force refoulante responsable de la difficulté à se souvenir de certaines représentations qui, chez ses patientes hystériques, s’avèrent traumatiques

Donc, comme Freud le dit, le refoulement n’est pas un phénomène observable ; ce n’est pas non plus quelque chose qui s’éprouve psychiquement, contrairement à la résistance, l’impuissance à se souvenir ; cette résistance se matérialise comme une lacune dans les propos du patient, un « blanc ». Le rôle du psychanalyste pourrait être de lui indiquer ce blanc, et éventuellement, de proposer quelque chose pour le remplir. C’est toute la question de l’interprétation… Evidemment, nous sommes au début de la psychanalyse et la question de la pertinence ainsi que de la portée de l’interprétation dite « analytique » continuera de se poser, y compris de nos jours… (interprétation et non suggestion ; que vise-t-elle ? La vérité ? La vérité n’est pas-toute dira Lacan bien plus tard…)

Je reviens sur la comparaison entre la psychanalyse et la physique : il y a quand même une différence de taille qui les sépare : Freud est non seulement l’observateur mais aussi le déclencheur du phénomène de résistance, tandis que dans le reste des sciences, l’observation ne provoque pas le phénomène à observer. Quand on force le souvenir inconscient dans le psychisme du patient, cette action suscite la force qui lui résiste.

Quant à l’hypnose, ce n’est qu’en apparence qu’elle se déroule sans résistance ; tout au plus révèle-t-elle (comme c’est le cas aussi dans la technique de la main sur le front) une résistance au thérapeute, autrement dit elle passe pour un conflit externe entre le thérapeute et le patient.

Par contre, dans l’association libre, ce n’est plus Freud mais le patient qui s’aperçoit qu’il lutte contre l’envahissement de sa conscience par une de ses propres pensées, alors il en prend conscience, par lui-même. Il découvre que la racine du conflit est en lui, non dans la relation avec le thérapeute.

En somme, dit Freud, « la résistance au thérapeute a pour origine la résistance à soi-même. »

Alors la question qui se pose est la suivante : « qu’est-ce qui est refoulé ?  » Et pourquoi est-ce refoulé ? Réponse de Freud : c’est la représentation d’un « désir intolérable », parce qu’il est « incompatible avec les exigences éthiques et esthétiques de la personnalité ».

Jusqu’ici nous avions l’opposition entre conscient et inconscient ; nous apprenons maintenant que cette opposition relève d’un conflit éthique entre les  valeurs du « moi » et les « motions de désir » qui émergent de façon insistante.

Pour ce qui est du refoulement, il est important de noter qu’il est resté le même dans la résistance actuelle que le refoulement qui s’est produit dans le passé, au moment du rejet de la représentation traumatique insupportable… et ce, même si le refoulement premier remonte à la petite enfance.

Freud développera cela plus tard dans un article de 1915 intitulé L’inconscient.Dans ce texte majeur il donne les caractéristiques de l’inconscient ; l’une de ces caractéristiques est que l’inconscient ne connaît pas la temporalité ; de même qu’il dira par ailleurs que le désir est indestructible. Mais ceci déborde le cadre des conférences.

Pour illustrer la théorie du conflit entre l’instance morale (Freud ne parle pas encore du Surmoi) et les désirs interdits, il reprend le cas d’Elizabeth von R. déjà développé dans les Études sur l’hystérie.

Il y est question d’une relation de sympathie familiale, une sympathie de convention et de bon aloi que la jeune fille entretient avec son beau-frère, le mari de sa sœur. Dans ce contexte familial, elle pouvait se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce que c’est ma sœur, et que cela s’inscrit dans les règles de la bonne entente familiale » (autrement dit, « c’est normal »). Cette idée deviendrait cependant équivoque si elle en venait à se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce qu’il me plaît ». L’investissement affectif peut se produire à l’insu de la jeune fille qui, en un sens, n’imagine rien de répréhensible dans son attachement à son beau-frère.

Mais la mort de sa sœur change la donne. Non seulement Elizabeth s’aperçoit que son amour ne diminue pas alors que la raison familiale indirecte d’aimer le beau-frère ne joue plus, mais pire, une pensée fait alors irruption en elle : « à présent il est libre et peut m’épouser ». Cette pensée est pour elle moralement intolérable et elle s’efforce de chasser ce désir hors de sa conscience (« Mais comment puis-je penser une chose pareille? Il ne faut plus y penser, etc. »). Or, si elle parvient à l’oublier, elle tombe aussitôt malade et développe des symptômes hystériques.

Freud en déduit que si les hystériques souffrent de refoulements, il s’agit de refoulements ratés. En attestent les symptômes !

En fait, nous ne savons pas ce qu’est un refoulement réussi, parce que s’il est réussi, il n’a aucun effet, et ne se voit pas. Ce qui se perçoit, c’est le retour du refoulé qui intervient de manière déguisée, au travers d’équivalents symboliques, dit Freud, notamment au niveau des symptômes…

On peut alors se poser une question : d’où viennent ces interdits moraux considérés comme responsables du refoulement ? Réponse : ces interdits viennent de la société et des idéaux qu’elle véhicule. ; ils sont liés aux tabous sociaux en général…

Or, quand on pense au prix payé en symptômes, soit disant pour protéger le moi, ne serait-il pas plus simple de balayer ces interdits et de réaliser ses désirs ? Dans le cas d’Elizabeth von R., pourquoi n’épouserait-elle pas celui qu’elle aime ? Au diable les prohibitions de la société bourgeoise avec toutes les restrictions qu’elle comporte vis-à-vis de la sexualité féminine !

Ce n’est pas si simple. Il est vrai que les conduites socialement admises dans tel ou tel type de société jouent un rôle mais ce n’est pas l’essentiel. Il serait faux de croire qu’une société idéale serait celle qui permettrait de réaliser ses désirs. « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » (Dostoïevski, « Les frères Karamazov »). Au-delà du débat philosophique qu’elle soulève, cette question intéresse aussi la psychanalyse.

Car ce que la Loi protège (avec majuscule), c’est le désir. Lacan le formule d’une façon inversée : « le désir, c’est la Loi ». Cela implique que fondamentalement, le désir humain n’est pas fait pour être satisfait, il ne peut être que reconnu (sans pour autant pouvoir être nommé : le désir c’est le manque) ; c’est précisément ce que les interdits sociaux méconnaissent ; tandis que tout ce qui tourne autour du désir (et de ses embrouilles !) est un enjeu de toute cure analytique…

Evidemment ce sont des questions qu’on ne peut guère soulever dans le cadre de cures suggestives ou cathartiques ; mais elles viennent à l’esprit, et à la parole, des patients en analyse…

A un moment donné de son exposé, Freud revient sur les conceptions alternatives de ses prédécesseurs (Janet, Breuer). Il y revient pour marquer sa différence.

La théorie cathartique, notamment, dont est parti Freud, donne lieu à une conception du psychisme qui  tend à figer (soit à considérer comme statique) l’opposition de l’inconscient au conscient ; une opposition mise en avant par l’hypnose ; par contre la relation que le thérapeute établit avec son patient, en soutenant l’association libre, éclaire la lutte, intérieure au patient, entre son moi et ses désirs refoulés.

On ne peut nier que l’hypnose donne accès à une partie du matériel inconscient. Elle  produit même certains effets thérapeutiques en luttant contre les débouchés symptomatiques de ce même matériel inconscient. Mais ces effets ne sont pas durables : parce que l’hypnose ne liquide pas la tendance refoulante, qu’elle ignore, et qui est pourtant toujours agissante et susceptible de produire de nouveaux symptômes. Seule la résistance, dit Freud, fait connaître le refoulement, et seule la levée de ce refoulement interrompt la production de symptômes (symboliquement associés les uns aux autres).

C’est en effet une question cruciale pour Freud : la durabilité des effets de son approche alternative comme preuve pratique qu’on a atteint le véritable ressort du symptôme.

Reste cependant une difficulté : « on ne voit pas  vraiment, dit Freud, comment on arrive du refoulement à la formation du symptôme ». Son idée de « causation symbolique » (on pourrait dire : le « mécanisme ») n’élimine pas la question. En fait la formation du symptôme, comme toute formation de l’inconscient (l’expression est de Lacan), rêve, lapsus, acte manqué… implique un retour du refoulé ; d’une certaine manière le retour du refoulé est le refoulement ; Lacan, bien plus tard, parlera de substitution signifiante, comme dans la métaphore…

Pour ce qui est maintenant de la levée du refoulement, celle-ci nécessite, selon les termes de Freud, l’intervention d’un « médiateur » qui est le psychanalyste. Ce qui implique que le psychanalyste intervient en tiers entre le patient et lui-même ;  son rôle est de l’inciter à parler, tout en s’abstenant de parler à sa place, et en n’intervenant que là où il suspecte que ce qu’il entend est infiltrés d’un contenu dont le patient n’a pas conscience (et qui renvoie à une « Autre scène » comme il l’a dit dans son livre publié en 1900 sur L’interprétation des rêves).

La relation Analyste – patient (plus tard avec Lacan on dira « analysant ») est donc très différente de la relation duelle thérapeute – patient dans les cures par la suggestion où le patient se trouve sous la dépendance absolue de celui qui sait à sa place.

La levée du refoulement consiste à remonter la chaîne associative jusqu’à son origine supposée. Ce n’est pas une chaîne linéaire car elle comporte des détours. (Dans d’autres textes, Freud parle de surdétermination à propos des formations de l’inconscient, c’est-à-dire que chaque point est relié aux autres par des liens associatifs multiples).

Ceci nous ramène à la question de la causalité. En fait la causalité inconsciente n’est pas du tout la même que la causalité des sciences de la nature (où on établit des lois générales), elle est réduite au contexte singulier de la vie psychique d’un individu, et est subordonnée à un réseau de significations valables pour lui seul. Impossible, en ce sens, de dire en général que telle représentation cause tel symptôme. Il en va de même pour l’interprétation des rêves, laquelle n’implique nullement l’existence de ce qu’on pourrait appeler une « clé des songes ».

Le symptôme, dit Freud, n’est qu’une « formation substitutive » qui remplace la représentation initialement refoulée, mais qui est parvenue à la conscience, sous un déguisement, impossible à identifier par le névrosé.

Mais la sensation de déplaisir attachée à la représentation de départ demeure : c’est que l’affect qui a été réprimé en même temps qu’a été refoulée la représentation[4]  insiste et est toujours prête à se manifester.

Il est à noter que c’est dans la mesure où le symptôme fait pour énigme pour le sujet, que celui-ci sera amené éventuellement à demander une analyse ; ce n’est pas automatique : la souffrance psychique (en termes freudiens, le déplaisir) ne suffit pas pour conduire quelqu’un jusqu’au cabinet de l’analyste ;  pour faire une analyse, il faut qu’un symptôme fasse énigme…

Freud termine son exposé en évoquant l’effet thérapeutique de la psychanalyse qui s’obtient, à terme, par la réintégration de la représentation refoulée, de manière à permettre au patient de régler le conflit autrement que par le refoulement des représentations de son désir.

Une autre issue  thérapeutique possible mais seulement effleurée serait la sublimation, soit par exemple les activités artistiques dans lesquelles le désir est dirigé vers un but plus élevé et accepté socialement. Mais Freud ne fait qu’évoquer la sublimation, sans s’y attarder.


[1] de son côté, J-P Lebrun, pour définir la maladie mentale, utilise l’expression « être malade du mental »…

[2] l’argument de l’anglais est sujet à caution: Anna O. connaissait l’anglais avant de perdre l’usage de l’allemand ; ainsi, l’hypothèse d’une perte de ses facultés pourrait se tenir

[3] La thermodynamique est la branche de la physique qui traite notamment des transformations de l’énergie entre différentes formes.

[4] dans son article sur l’Inconscient Freud précise que seule la représentation est refoulée ; l’affect est soit réprimé, soit déplacé, déplacé sur une autre représentation

Et si on (re)lisait Freud

Conférence d’introduction

20 avril 2021

Anne Debaar

En 1979, 70 ans après le voyage que Freud fit aux États-Unis,  j’étais une étudiante  de première année à la faculté de psychologie de l’UCL….le cours intitulé « introduction à la psychanalyse » était donné par un tout jeune professeur, Bernard Rimé … passionné par la question des émotions et de la psychologie sociale…pas du tout psychanalyste ……Par contre, son cours d’introduction reprenait la lecture d’un ouvrage de Freud : « 5 leçons sur la psychanalyse » .

Plus tard, dans mon analyse personnelle,  j’ai construit un souvenir qui me paraît un peu étrange aujourd’hui…… on recule d’un an, 1978, Pour le coup, c’est moi qui suit en Amérique …..Dans la bibliothèque de ma high school, il y a 3 livres en français : l’un d’eux est ….du moins dans mon souvenir…: « la science des rêves » de Sigmund Freud…je l’emprunte….C’est étrange ….la science des rêves en français dans la bibliothèque d’une public high school ….

Quand est-ce que j’ai  vraiment rencontré Freud pour la première fois ? Allez savoir …Est ce que c’était ce livre emprunté parce que j’avais envie de lire quelque chose dans ma langue…. ou est -ce que ce furent les « 5 leçons »  proposées par ce professeur qui ne s’intéressait guère à Freud… ? 15 ans d’analyse ne m’ont pas apporté de certitudes….sur la question…

Et si on (re) lisait Freud ?

Il y a des textes que la doxa freudo-lacanienne, le politiquement correct du petit monde des analystes jugent nettement plus cruciaux dans la production de Freud…C’est évident…Cela fit d’ailleurs l’objet d’une discussion au sein de notre association ….Au QP tout se discute….1ère topique, 2ème topique, 1914  le Narcissisme, 1920 Au-delà du principe de plaisir ,….pulsion de mort, Freud avec ou sans Lacan….etc etc …C’est certain en 1909 lorsqu’il embarque sur ce bateau pour l’Amérique…. la première guerre mondiale n’a pas encore eu lieu…en 1909 Freud n’a pas encore pris la mesure de la question du narcissisme ni de la question de la pulsion de mort….….et pourtant c’est avec ce texte qu’on part aujourd’hui…5 leçons sur la psychanalyse ….Ce texte proposé comme objet pour un cartel par un tout nouvel arrivant dans notre association….

Je  parle de ça parce que je crois que c’est un point éclairant sur comment ça marche au QP ? Disons que ce n’est pas nécessairement  la doxa qui l’emporte …c’est, je veux le croire, le désir de chaque un….et j’en profite, puisqu’il y a devant moi des visages qui ne me sont pas familiers  pour parler un peu de notre association …On peut trouver sur le site du Questionnement les grandes lignes de ce qui motiva quelques analystes à créer cette association dans les années 1980….dans un paysage ou d’autres associations réunissant des analystes d’orientation lacanienne existaient déjà…Je veux croire que ce qui fait notre particularité c’est précisément que chacun est invité singulièrement  à y suivre le chemin  de ses propres questions pas sans Freud et Lacan bien sûr, mais avec d’autres aussi du côté de la philosophie, de l’art, des sciences….et dans un mouvement d’articulation avec nos pratiques cliniques singulières là où nous sommes confronté  en 2021 à d’autres difficultés, à d’autres discours que ceux auxquels Freud ou Lacan ont eu  affaire …Au fil de l’existence du QP et de notre expérience de cette association , nous croyions aujourd’hui pouvoir accueillir et offrir un espace de travail pour des lectures et des recherches qui sont parfois très pointues (je pense notamment aux travaux de Christian Fierens  ou de Pascal Nottet et aux Journées que nous avons consacré ces derniers mois à ces  travaux) mais aussi un espace qui soit accueillant pour les travaux et les questions  des plus jeunes, de ceux qui partent à la découverte de la psychanalyse et de l’inconscient…

Dans mon propos aujourd’hui, je vais essayer de dessiner les grandes lignes d’ un paysage, de contextualiser un peu les années  qui précèdent  ces 5 conférences . Nous allons aller à la rencontre d’un certain Freud , Qui est ce Freud de 1909 ? Quel chemin a-t-il déjà parcouru ?

Je ne vais pas pouvoir  retracer tous les détails de ce chemin. Quand il prend ce paquebot pour traverser l’Atlantique, Freud a déjà 53 ans …ce n’est plus un jeune homme…. Il est fort probable que d’autres après moi continueront ce parcours de contextualisation au fil des thèmes qu’abordent ces  5 leçons….

Dans ce qui va suivre je vais puiser mon inspiration à 4 sources : La première : l’excellente biographie « Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre » d’Élisabeth Roudinesco parue en  2014.la seconde : La biographie  écrite par Ernest Jones dans les années 50 ….Une très belle fiction sur la vie de Saint Sigmund … …La troisième , c’est une petite partie de l’immense  correspondance de Freud et plus particulièrement les échanges qu’il aura avec ses disciples autour de 1909 et le récit qu’il fait de son voyage en Amérique à travers un petit journal de bord…..et enfin 4ème source  l’ouvrage de Henri Ellenberger « Histoire de la découverte de l’inconscient ». Pas un fan de Freud mais c’est un bon historien…

Freud est né en 1856 à Freiberg dans le Royaume de Saxe en Prusse . Sa famille s’installe définitivement à Vienne 4 ans plus tard.

Il s’est passé toute sorte de chose dans les années qui précèdent leur arrivée…Les peuples d’Europe étaient plutôt  d’humeur révolutionnaire…et l’émancipation des juifs fait partie des idéaux révolutionnaires. Vienne n’y a pas échappé mais en 1848 la révolution où la ville de Vienne était pourtant grandement impliquée a échoué et un empereur est revenu sur le trône. :François Joseph 1er et son épouse l’impératrice Sissi… A l’époque,  Il y a toutes sortes de conflits dans la zone entre l’Autriche et la Prusse. Lorsque la famille de Freud s’y installe, , la riche et libérale Vienne est cependant devenue un vrai refuge pour les juifs d’Europe. Comme le dit Roudinesco, Les juifs viennois peuvent presque se permettre d’être simplement viennois . Dans la communauté juive elle-même , dès le XVIIIème siècle, Le mouvement des lumières avait aussi donné naissance au mouvement de la Haskalah avec notamment la figure de Moses Mendelssohn philosophe qui en fils des lumières lui aussi soutenait la séparation du politique et du religieux et encourageait  les juifs a l’intégration. J’ignore si les ancêtres de Freud était des lecteurs de Mendelssohn mais  La famille de Freud s’inscrivait en tous les cas plutôt de ce côté-là de l’histoire…C’était une famille de commerçant d’origine juive libéraux et  peu religieux

Adoré par sa toute jeune maman Amalia dont c’est le premier enfant, Freud déjà tout petit se sent prédestiné à un destin exceptionnel et rêve de gloire…son héros Hannibal…le génial stratège carthaginois qui défia Rome…et se lança dans une cause perdue….

1867, Freud a 11 ans,  c’est l’acte de  naissance de l’Empire austro hongrois et Vienne en est le centre . Tous les juifs citoyens de cet empire, obtiennent enfin l’égalité des droits.

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La belle intégration viennoise de la communauté juive et la paix relative dans laquelle elle vit  n’auront  qu’un temps. En 1873, le magnifique opéra de Vienne  vient juste d’être achevé. Freud  a 17 ans. Une grande crise économique connue sous le nom de « grande déflation » frappe la ville . Cette crise  liée à la spéculation immobilière va affecter le monde pendant plus de 10 ans…. Et va de nouveau changer la donne pour les juifs de Vienne et d’Europe……L’antijudaïsme  traditionnelle du monde chrétien va prendre un nouveau visage : celui de l’antisémitisme . L’antisémitisme comme mot, comme idée avec sa notion de races supérieures et inférieures apparaît entre 1860 et 1879 . Avant cela, Les juifs étaient ostracisés, haïs, persécutés pour leur appartenance à la religion juive mais la notion de race qui existait par ailleurs pour les humains qui n’étaient pas de couleur blanche n’entrait pas vraiment en jeu à leur encontre du moins………A partir de ces années -là, ce n’est plus l’anti judaïsme mais bien  l’antisémitisme qui va se diffuser dans toute l’Europe jusqu’au drame effroyable que l’on connaît.  Freud est né dans une famille plutôt libérale et fort peu religieuse mais le contexte sociétale et l’antisémitisme vont d’une certaine manière le confronter à la judaïté… Plus tard, Extraire la psychanalyse de la seule  communauté juive semble avoir été  un enjeu important pour lui…Au passage il faut noter que Freud a aussi eu un rapport particulier avec une autre  religion , la religion catholique…Dans sa prime enfance, sa « nannie « tchèque, celle dont il dira dans une lettre à Fliess qu’elle fut son « professeur de sexualité », l’entraina avec elle dans les églises…. lui raconta d’innombrables histoires de diable, de saints, de péchés, de confessions et de pardon…

Adolescent, Freud se passionnera  pour la philosophie et particulièrement pour la philosophie matérialiste. Ce terme de « philosophie matérialiste «  est né avant Marx, au XVII pour désigner les philosophies qui nient l’existence de substances spirituelles (les « âmes ») et ne reconnaissent que celle des substances physiques et corporelles…2 de ces grands représentants au XIXème siècle seront Charles Darwin  (l’origine des espèce 1859) et Claude Bernard père de la physiologie qui découvre le principe d’homéostase  en 1850… On voit bien comment à cette époque philosophie et science sont encore très proches parentes….Le jeune Freud en tous les cas se méfie de la métaphysique et de l’idéalisme… Pour ce jeune homme, les religions quel qu’elles soient sont une entrave à la pensée…

Sur le thème Freud et les philosophes j’espère que nous aurons l’occasion de recevoir un invité qui nous éclairera plus que je ne peux le faire moi-même….c’est dans nos plans….

En 1873, à 17 ans, Freud s’engage finalement dans des études de médecine. A cette époque, les nombreuses découvertes anatomo cliniques,  biologiques, physiologiques des 50 dernières années  sont en train d’emporter la médecine vers la science et loin de tout romantisme … Même les  maladies de l’âme sont en voie d’être extirpées de la philosophie spéculative pour entrer dans le champ de cette science… c’est ce qui s’enseigne à Vienne où étudie le jeune Freud….et ça lui convient….jeune diplômé, le voilà devenu chercheur dans les laboratoires du père de l’histologie Ernst von Brücke….…excellent chercheur paraît-il…., mais en 1883 âgé de 27 ans,  il quitte pourtant le monde des laboratoires  ….il n’y a guère de débouché, il ne vient pas d’une famille vraiment aisée, ce n’est pas bien payé  et comme il est tombé fort amoureux de la jolie Martha  Bernays qu’il veut épouser  il doit gagner correctement  sa vie…Il a 27 ans

Il va s’orienter vers le  traitement des maladies nerveuses….

A l’époque, le traitement des maladies nerveuses restent encore vaguement baignées  dans les séquelles plus ou moins spiritualistes des théories sur le  magnétisme  animale de Mesmer… Sur ces questions qui concernent l’histoire de la psychiatrie dynamique,  le travail d’Ellenberger publié en 1970 sous le titre « l’histoire de la découverte de l’inconscient . Histoire et évolution de la psychiatrie dynamique» est assez éclairant…On y voit comment on va passer du magnétisme à l’hypnose, et comment l’hypnose, cette vieille pratique humaine liée au monde des shamans et des sorciers, va ,à partir du XVIIIème siècle,  se balader alternativement  entre les champs du spirituel et le nouveau monde scientifique…entrant et sortant depuis lors de la science avec une belle régularité …

Retour à Freud qui veut donc se lancer dans le traitement des maladies nerveuses…..

…6 ans auparavant en 1877, Freud, encore étudiant en médecine, a rencontré un médecin viennois, d’origine juive lui aussi, du nom de Joseph Breuer.  Ils deviennent amis. Breuer a 14 ans de plus que Freud. Ils s’intéressent tous les 2 à la philosophie .Breuer  est un médecin bien installé avec une riche clientèle  …C’est un homme  généreux avec ses amis.  II aide et conseille le jeune Sigmund….il discute ensemble : hypnose…hystérie…En 1880, alors qu’ils sont déjà amis,  Breuer a essayé de traiter une certaine Bertha Pappenheim, amie de la fiancée de Freud,  qui présentait de nombreux symptômes forts étranges…… le jeune Freud s’intéressa d’emblée à cette histoire où il était question de trauma , de sexualité, de réminiscence…d’hystérie….

L’usage du terme de névrose depuis la fin du XVIIIème existe déjà il s’agit des maladies nerveuses sans lésions identifiables

La question du rôle de la sexualité dans les névroses est une question qui n’ avait  pas attendu Freud…

La question de l’hystérie, des femmes et du sexe est une histoire fort ancienne…Hippocrate concevait l’utérus comme un petit animal habitant le corps de la femme et se jetant sur d’autres organes provoquant des crises semblables aux crises d’épilepsie…Galien au IIIème siècle après JC remis un peu l’affaire en cause et la connecta avec la rétention de la semence féminine ….Au moyen-âge, on recule,  l’hystérie féminine est surnaturelle, diabolique….c’est le terrible temps des sorcières…où des milliers de femmes mourront sur le buchers de l’inquisition…. Au XVI ème avec la renaissance on relit Le grec Galien on parle de passion…. …Attention, il faudra attendre le XIX ème siècle et Karl Ernst von Baer pour que soit découverte en 1827 l’existence de l’ovule c’est à dire le rôle que la femme joue dans la procréation jusqu’à là , la femme était pensée comme de simple réceptacle du petit homoncule que l’homme déposait en elle…. Du côté du traitement , Ce n’est pas très glorieux non plus…l’hystérie  quitte à peine la sphère religieuse particulièrement meurtrière pour les femmes qu’elle  tombe dans les mains de la toute jeunette science sur toutes sortes de saignées et autres cures magnétiques qui visait à rééquilibrer les fluides liés à l’ appétit sexuel  féminin supposé débridé…Je vous conseille pour vous en faire une idée des fantaisies du XVIII siècle l’ouvrage de De Bienville publié autour de 1750….et qui s’appelle « Nymphomanie ou traité de la fureur utérine » on le trouve facilement en lecture libre sur internet……Incroyable

http://www.psychanalyse.lu/articles/BienvilleNymphomanie06.htm.

Même si le mot sexologie n’avait pas encore vu le jour (il apparaitra en 1911) .Fin du XIXème, les questions sexuelles étaient tout à fait dans l’air du temps. Mais le fait que la science et la médecine s’y intéresse était cependant assez neuf….Il y avait bien eu un livre publié par un médecin français Nicolas Venette en 1696 qui portait le titre « Tableau de l’amour conjugal » et où pour la première fois dans un ouvrage qui se voulait scientifique  il était question de sexualité humaine mais l’auteur avait oublié d’y parler des femmes… En 1758 un autre médecin avait publié un livre sur la masturbation et ses conséquences néfastes…C’est aussi dans ces  années-là  que De Bienville publie son ouvrage « La nymphomanie ou traité de la fureur utérine »

Mais  Il faudra attendre Darwin en 1859 pour entrer dans une certaine modernité scientifique …La deuxième moitié du XIX verra la naissance des travaux de Krafft Ebbing  germano autrichien comme Freud qui avec sa Psychopathia  Sexualis publiée en 1886 fera un véritable best-seller …sorte de catalogue des perversions qui reflétait l’opinion dominante alors selon laquelle toute sexualité non orientée vers la reproduction était déviante…Il y a eu aussi dans cette période les travaux du britannique  Havelock Ellis, un contemporain de Freud qui publia entre 1897 et 1910 « Études de psychologie sexuelle ».  Freud et lui auront des contacts au moins épistolaires….

Sur le thème des maladies dites nerveuses, dans le monde occidental de la fin du XIX siècle . Au moment où Freud s’intéresse à ces questions , c’est l ‘École française de psychiatrie avec Berheim (École de Nancy) d’un côté et l’école de la Salpêtrière avec Charcot  de l’autre  qui sont considéré comme à la pointe de la recherche sur ces questions…Voilà donc Freud en 1885 (il a 29 ans) parti pour venir se former à Paris à la Salpetrière avec Charcot et les hystériques….

La conception que Charcot se faisait de l’hystérie était largement inspirée des travaux que Briquet avait publié 26 ans plus tôt. 

… En 1859, Briquet publie un « Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie ». Il s’oppose à la thèse qui circulait alors selon laquelle des frustrations sexuelles seraient à l’origine des crises . Son étude porte sur 430 patients hystériques. IL dénombre un homme pour 20 femmes. Il constate que les religieuses des couvents sont peu touchées alors que les prostituées le sont  (d’où son rejet de la théorie de la frustration sexuelle)…Il découvre que  l’hystérie est souvent la conséquence d’émotions violentes, de chagrins prolongés, de conflits familiaux, d’amours déçues chez des sujets prédisposés et hypersensibles… (Ellenberger) C’est à peu près la conception que Charcot reprendra concernant l’hystérie.

Charcot avait  en plus une hypothèse et son travail consistait  à mener des recherches sur cette hypothèse : l’état hypnotique est similaire aux état d’un sujet lors une crise d’hystérie . Les hystériques souffrent d’hypnotisme…..Pour Charcot l’hystérie était  une maladie fonctionnelle c’est à dire  un dérèglement physiologique réversible de tout ou partie de l’organisme, sans atteinte organique ni trouble métabolique majeur.

Selon lui , l’hystérie cependant avait des origines traumatiques mais sur fond de problèmes héréditaires Pour lui ces femmes (voire ces homme)  issus surtout de milieux populaires dans ce grand hôpital public de Paris où il officiait avaient été victimes d’ abus et  de violences y compris sexuelles…. En hypnotisant les hystériques…il ne cherchait pas vraiment à les soigner mais il cherchait à démontrer le bien-fondé de sa théorie….Les états hystériques et les états hypnotiques étaient une seule  même chose…Charcot produisait devant un parterre de médecins venus de l’Europe entière des  symptômes et des crises sous hypnose  qu’il faisait ensuite disparaître en arrêtant l’hypnose ….Ce fut la guérison de paralysies hystériques spectaculaires qui firent la réputation de Charcot mais Charcot s’intéressait nettement plus à la recherche et à l’enseignement qu’aux traitements…Et quand on lit Ellenberg on se dit qu’en effet la suggestion a dû jouer un rôle de premier plan dans ces grands spectacles….

De l’autre côté il y avait l’école de Nancy avec notamment Liébault, l’hypnotiseur et Bernheim, lui aussi pendant longtemps grand praticien de l’hypnose….

En démontrant que l’hypnose était surtout le résultat d’une suggestion verbale (et critiquant au passage) les résultats de Charcot, Bernheim avait ouvert la voie à la psychothérapie par  la suggestion…Plus besoin de l’hypnose …. C’est à lui que nous devons le nom : « psychothérapie » Du côté de Bernheim, il s’agissait surtout de la parole comme thérapeutique …. pas encore de la parole du patient  mais bien de la parole suggestive du thérapeute.

Voilà donc ce que Freud découvre à Paris…et qui vient confirmer des hypothèses dont il avait l’intuition…l’hystérie est un trouble fonctionnel, les symptômes ont un sens caché,  il y a quelque chose de l’ordre  du trauma et du sexuel qui est en jeu dans les névroses…et enfin, la parole peut servir d’outil thérapeutique…

Il me  semble que c’est essentiellement et d’abord sur ce dernier point que Breuer et Freud vont faire rupture avec ce qui se passait à cette époque du côté de la prise en charge thérapeutique de ces malades …Ils vont se mettre non plus à regarder ou à provoquer les manifestations de l’hystérie pour faire progresser le savoir et tester leur hypothèse, ou à simplement  hypnotiser ou suggestionner les hystériques pour les « thérapeutiser » (encore qu’il le feront aussi et on en a de parfaites  illustrations dans les études sur l’hystérie)….mais ils vont commencer à écouter ces femmes en souffrance…et  dans le chef de Freud au moins , à tirer des conséquences de ce qu‘il va entendre. Cela paraît un chemin logique?… Et pourtant aujourd’hui comme hier …commencer par simplement écouter le patient, c’est loin d’être gagné…

Notons que  ce ne sont pas tout à fait les même femmes que celle qui hantent les grands hôpitaux publics parisiens …..les femme que Freud va rencontrer sont  des femmes de la bourgeoisie Viennoise de la fin du XIXème. Elles viennent de milieux aisés mais  Elles vivent dans une société très patriarcale qui les infantilise totalement. Ces femmes n’ont aucun pouvoir hors de leur petit univers domestique et  n’ont quasi aucune liberté si ce n’est celle que veut bien leur accorder leur père ou leur mari….ce sont ces femmes-là,  issues de la bourgeoisie viennoise  juive, des femmes souvent cultivées , intelligentes, que Breuer d’abord, Freud ensuite, vont rencontrer dans leurs consultations …et il faut bien rendre cela  à toutes ces femmes : c’est grâce à elles, à leurs paroles enfin entendues  que la psychanalyse va pouvoir s’inventer…

1895….Différents ingrédients sont réunis :  Freud est un homme de 35 ans qui a été formé et qui croit à la science de son siècle…Il est convaincu depuis son jeune âge qu’il fera d’importantes découvertes.  Il a accepté l’idée d’occuper une position  potentiellement marginale par rapport aux milieux académiques viennois. Il pratique en cabinet une médecine libérale. Il est soutenu par son vieil ami et mentor de la première heure Joseph Breuer (soutenu ….jusqu’à un certain point nous allons le voir)  Il a rencontré Charcot et Bernheim en France. Il s’est formé auprès d’eux.  La question de la sexualité en position causale et la question de la parole sur le versant du traitement sont acquises pour lui.

Il a écouté au cours de ces premières années de pratique suffisamment de patientes pour avoir aussi perçu le rôle de la relation transférentielle comme un facteur essentiel dans le traitement (sur ce point Breuer et lui s’oppose radicalement ). . Il va pourtant réussir à convaincre un Joseph  Breuer très réticent de publier ensemble « Études sur l’hystérie ».

Les études sur l’hystérie sont parfois considérées comme l’ouvrage qui signe l’acte de naissance de la psychanalyse ….Et pourtant on est encore loin de ce que nous appelons la psychanalyse. Ce qui est logique, puisque après tout à ce moment-là Freud n’a pas encore découvert l’inconscient….. Il s’agit en réalité de cures cathartiques avec encore quelques fragments d’hypnose et beaucoup de suggestions…. Les patientes sont invitées à se remémorer des souvenirs traumatiques…Mais au moins, cette fois il y a quelqu’un qui  les écoute parler et qui choisit de  tenir compte de ce qu’elles disent…..Freud au moment de la parution des « Études sur l’hystérie » est en tous les cas convaincu de 2 choses au moins : les hystériques souffrent de réminiscence. Leurs symptômes sont provoqués par une défense psychique contre un traumatisme sexuel réel. (moins de 2 ans après cette publication il remettra radicalement la réalité du trauma en cause ).Et l’autre chose dont il est convaincu en 1895 c’est que la méthode qu’il utilise marche …Elle fait disparaître les symptômes….

 Si j’évoque  aujourd’hui ces « études sur l’hystérie »,  c’est parce que ,c’est dans cette ouvrage que sera publiée pour la première fois l’histoire d’Anna O, Mademoiselle Bertha Pappenheim de son vrai nom . Patiente que Breuer avait traité en 1880 et dont il avait longuement parlé  à l’époque à un jeune Freud fasciné par cette histoire ….

Lorsqu’il prendra la parole en 1909 à La Clark University  c’est l’ Anna O  de 1880, l’Anna O de Breuer qu’il fera monter avec lui sur la scène….

Anna O est une histoire freudo-breuerienne, un personnage de l’histoire de la psychanalyse…. La véritable Bertha Pappenheim ne se reconnaitra jamais dans le portrait que Freud et Breuer firent d’elle à travers cette si célèbre « Anna O » et refusera d’ailleurs toujours de commenter cette histoire….Après la cure avec Breuer, elle séjournera à plusieurs reprises dans  différents centre de cure psychiatriques…Breuer n’avait pas du tout guéri Bertha Pappenheim……Cette première histoire de cas recèle déjà bien des questions que posent encore aujourd’hui les études de cas entre réalité et fiction….au service de la théorie…

En 1909, d’ailleurs, La véritable Mademoiselle Pappenheim, qui n’est plus une jeune fille elle non plus, a rompu avec la névrose et les thérapies en tout genre et se trouve  elle aussi aux USA en tant que conférencière pour y défendre ses convictions sociales, politiques et surtout féministes dans un congrès qui porte sur la prostitution …. Mais avant d’en arriver à ce moment de 1909, je vais encore un peu me balader avec vous si vous le permettez …

La rupture de la longue amitié entre Freud et Joseph Breuer aura lieu dans les 2 années qui suivent la publication des « Études sur l’hystérie » Il y avait des désaccords entre eux sur l’étiologie sexuelle des névroses, sur le rôle du transfert dans le succès des cures. Breuer ne pratiquait déjà plus les cures cathartiques lorsqu’il accepte de  publier conjointement avec Freud « les études sur l ‘hystérie » juste pour lui faire plaisir…

Et pourtant en 1909 Freud persiste et signe dans sa première leçon et donne la paternité de l’invention de la cure analytique à Breuer avec lequel il n’a plus aucun contact . Roudinesco fait des hypothèses sur le rapport très particulier que Freud entretenait avec ses meilleurs amis masculins …Il venait  à l’époque de sa rupture avec Breuer de rencontrer Willem Fliess….autre vaste chapitre assez surprenant sur la névrose freudienne mais que je n‘ouvrirais pas.. .

Quoi qu’il en soit, après cette première publication, Freud  était bien décidé à défendre ses nouvelles convictions. Ce qu’il fait dès l’année suivante (1896) en publiant seul cette fois un article intitulé « l’hérédité et l’étiologie des névroses » où apparaît pour la première fois le mot «  Psychoanalyse »  et où il propose une première classification personnelle et inédites des névroses rompant les amarres avec l’école de Charcot sur le chapitre de l’hérédité mais aussi sur le chapitre d’un possible traitement : les névroses, pour Freud, pouvaient être traitées avec succès par la « psychoanalyse »….Pour ce Freud de 1896 il y a au moins 2 névroses selon que le trauma sexuel réel a été vécu sur le mode passif ou actif : l’hystérie d’un côté avec une majorité de femme et  la névrose obsessionnelle de l’autre  avec sa surreprésentation masculine…A ce moment-là Freud est encore convaincu de la réalité du trauma sexuel …Le doute s’installera vite…dans les mois qui suivent…et le forcera à penser pour la première fois la réalité d’une autre scène …

1897 Freud écrit à Fliess « je ne crois plus à ma « neurotica ». Freud ne croit plus à la réalité d’inceste systématique dans les familles de névrosés … Il a pu soupçonné son propre père, le pauvre Jacob ….et il en éprouvera de la culpabilité, mais il doit bien constaté qu’il n’est lui-même pas le moins du monde attiré sexuellement par ses propres enfants…Il en a 6 …. La découverte de l’inconscient va pouvoir commencer…

Freud ne va pas simplement reculer et se dire que les très nombreux critiques dans le milieu psychiatrique et académique de son époque avaient raison contre lui , que tous ces souvenirs de traumatismes sexuelles dont parlaient les femmes avaient été induits par la suggestion…Il sait que c’est faux. Il sait qu’il n’a pas suggéré cela… Et il va donc chercher à comprendre…Il va découvrir l’inconscient parce que l’existence d’une autre scène active dans la vie psychique et qui reste en dehors du champs de la conscience est la seule hypothèse qui est à même d’éclairer une série de phénomènes… jusqu’alors énigmatiques….C’est au travail d’exploration de tous ces phénomènes qu’il va consacrer les années qui vont suivre …

1900 Freud a 44 ans,  il publie « l’interprétation du rêve»  et construit pour la première fois une représentation de l’appareil psychique  cohérente avec ses premières découvertes : Ce sera la première topique.

1901 « Psychopathologie de la vie quotidienne »

1905 « Dora » et « « le mot d’esprit » « trois essais sur la théorie de la sexualité »

1907 « l’avenir d’une illusion »

1908 « les théories sexuelles infantiles » le roman familiales du névrosés »

1909 « Le petit Hans » , « L’homme aux rats ».

Parallèlement à la publication de ses recherches Freud va doucement sortir  de son relatif isolement…Roudinesco insiste sur ce point….le « magnifique isolement » dont Freud aimera beaucoup parler  par la suite fut surtout un fantasme freudien qui donnait satisfaction à certains de ses désirs névrotiques de héros rejeté et solitaire…Après la publication de la Traumdeutung », Il a en réalité rapidement bénéficié d’une certaine reconnaissance y compris dans les pays anglo-saxons …Ses théories rencontraient des critiques parfois virulentes mais dans la première décennie de 1900, Freud  était déjà un médecin et un penseur qui comptait dans le champ de l’exploration du psychisme humain…..

A partir de  1902, il organise chez lui des soupers hebdomadaires avec un cercles d’amis et de personnes intéressées par ses travaux… Autour de sa table, il y aura chaque mercredi  une  bonne vingtaine  d’hommes, parmi eux, une majorité de médecins d’origine juive…. Qui  formèrent « La société psychologique du mercredi » …Ces messieurs furent ses premiers disciples mais aussi les interlocuteurs privilégiés  de ses premières découvertes… Certains parmi eux devinrent psychanalystes. La société du mercredi sera dissoute par Freud en 1907. 2 ans plus tôt en 1905 Carl Gustav Jung alors assistant de Bleuler à Clinique psychiatrique suisse de Burghölzli prend contact avec Freud. La France est passée de mode, Burghölzli à l’époque est le  haut lieu d’innovations en matière de  traitements psychiatriques….Des psychiatres viennent de partout pour s’y former…Le temps où l’on se contentait de parquer les malades mentaux et de réprimer leur déviance sans chercher à les traiter était révolu et la jeune équipe de médecins suisses s’intéressaient aux écrits et aux propositions thérapeutiques du viennois ….Pour Freud cette rencontre avait beaucoup d’importance pour 2 raisons au moins. D’une part Jung n’était ni juif ni  viennois et Freud voulait voir ces découvertes se répandre dans monde. D’autre part Bleuler et son équipe travaillait sur les maladies mentales et en particulier sur la schizophrénie et Freud voyait là une grande opportunité de mettre ces toutes nouvelles découvertes à l’épreuve de la folie…

En dissolvant la société du mercredi et en créant en 1907 la première association psychanalytique de l’histoire « La société psychanalytique de Vienne », Freud veut pouvoir accueillir de nouveaux membres venus d’ailleurs. Il sera progressivement rejoint par les noms que l’histoire de la psychanalyse a retenu

Jung , Abraham, Eitington, Jones , Ferenczi le rejoindront entre 1907 et 1908

Qu’est ce qui est acquis pour lui en 1909 :

Je vais le résumer très fort mais ces 5 conférences nous permettront je crois d’ouvrir ces différents points  : Il a une représentation de l’appareil psychique : la première topique

Il a découvert l’inconscient, le refoulement, la résistance , le conflit entre désir et idéal, la composante sexuelle qui est au cœur des désirs refoulés, la libido, le complexe d’œdipe,  la notion de régression et le transfert…..il a une définition du symptôme comme substitut d’un désir refoulé . D’un point de vue technique il a recours exclusivement à l’association libre, technique reposant sur une logique liée au processus de substitution psychique nécessaire au franchissement des résistances .  Il interprète les rêves et les actes manqués avec cette même technique…

A partir de 1904 certains parmi ces disciples se mirent à expérimenter sur eux même et rapidement sur leurs proches… …la cure freudienne…

Pendant ces 15 premières années, de découvertes et d’effervescence, une grande confusion aura régné entre vie privée,  vie familiale et vie professionnelle de tous ces hommes…A l’époque il n’y a pas de femmes dans le groupe…La première arrivera en 1910…(.Il s’agissait de Margarete Hilferding…social-démocrate, lectrice de Karl Marx,  elle quittera le cercle freudien en même temps qu’Adler)

On analysait la femme de, on épousait la fille de, les pères analysaient leurs enfants…les hommes  analysaient leur maitresse, les nouveaux analystes s’analysaient entre eux et Freud analysait et supervisait tout le monde…distribuant même au passage les autorisations de mariage ou de séparations …Dans tout cela le secret professionnel était chose fort relative puisque l’on discutait ensemble ou en congrès de cas et donc de soi-même, de sa femme ,de sa maitresse, de son rival….etc etc….Freud échangeait tout azimut un nombre incroyable de lettres avec chacun dévoilant aux uns les petits secrets des autres pour servir la cause…. Quel prix payeront les générations suivantes d’analystes à ces imbroglio… ? C’est aussi un vaste chapitre….

Vienne , décembre 1908 : Freud écrit à Jung pour l’informer que le psychologue Stanley Hall , Président de la Clark University à Worcester dans le Massachussetts l’a invité aux États-Unis pour donner des conférences sur la psychanalyse. Il est désolé…il doit décliner…Il ne peut se permettre de suspendre son travail en cabinet pendant plusieurs semaines….Il a une famille à entretenir….Quelques mois plus tard Hall réitère son invitation…les dates ont changé . Ces conférences auront lieu à fin de l’été pendant la traditionnelle période de congé de Freud et  cette fois il peut accepter…Il est ravi… mais il semble plutôt dans la perspective d’un voyage qui serait surtout d’agrément…. « une grande envie de voir au moins une fois dans sa vie un porc-épic… » Dans ce que j’ai lu de la correspondance qui précède ce voyage , Freud n’a pas vraiment l’idée d’un enjeu fondamental…il écrit au pasteur Oskar  Pfister  avec lequel il correspond depuis peu que la présence de Jung rend le voyage « important »  Jung est en effet lui aussi invité.   Freud propose à Ferenczi de les accompagner …Le récit de ce voyage, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui à travers ce que les uns et les autres en ont raconté , à travers les lettres que Freud envoyait à sa famille, à travers le journal de bord qu’il a tenu,   est assez drôle et  émouvant…On y voit un Freud  fasciné par la première classe de son transatlantique…un Freud préoccupé par sa garde-robe ou par ce qu’il va pouvoir ou non digérer…Un Freud tout fier de ne pas avoir le mal de mer…». Le Freud qui monte sur le paquebot Georges Washington n’est pas du tout un conquistador ….ce n’est pas le Freud-Général Hannibal…mais plutôt un touriste un peu émerveillé, un quinquagénaire qui n’a jamais quitté l’Europe et qui est assez enjoué par la perspective d’une aventure avec des amis … ….Avant la traversée il écrit une dernière carte à sa famille « le paquebot est magnifique. L’hébergement et la nourriture dépassent toutes les attentes…… .La cabine est petite mais extrêmement élégante et elle ne manque de rien »…..dans le journal de voyage qu’il tient pendant ce périple, il écrit à propos du bateau « Totalement féérique » « On est invité dans le château d’un monsieur très distingué, il dispose de tout – et semble t-il gratuitement. On en oublie qu’on a déjà payé 600 Deutsch mark pour la semaine » ….Tout lui plait …Il raconte la nourriture qu’il trouve délicieuse au début un peu moins bien à la fin……les chaises longues à son nom qui le fascinent….la taille parfaite de sa valise …la « malle monstre » de Ferenczi et d’innombrables détails sur la météo…

« Nous nous entendons à merveille et ne sommes jamais à court de sujet de conversation….» écrit-il à propos de leur trio…. Pour faire passer le temps, les 3 hommes bavardent,

Il y a les joutes entre Freud et Jung qui prétendent tous 2 interpréter fort sauvagement les rêves ou les petites manifestations symptomatiques de l’autre…balançant à tout va leurs interprétations….genre « votre rêve exprime un désir de mort à mon égard très  cher » « oh le vôtre parle de votre féminité  archaïque refoulée , cher Maitre » … Le 29 août 1909 les 3 hommes aperçoivent enfin la statue de la liberté et Freud prononce ces mots : « Si seulement ils savaient ce que nous leur apportons »….L’histoire de « ils ne savent pas que nous leur apportons  la peste »  est, comme nous le savons aujourd’hui une légende strictement lacanienne….

Ils débarquent enfin à New York . Ils sont accueillis par Abraham Brill. Bril est né lui aussi en Autriche…A l’âge de 15 ans il s’ embarque seul pour l’Amérique…il réussit à financer ses études de médecine et revient en 1907 se former en Europe auprès de Bleuler et de Jung à Burgholzly…C’est par eux qu’il a découvert le travail de Freud. Il deviendra le premier psychanalyste  à pratiquer aux États-Unis

Du coté de Freud, sa première impression de l’Amérique, il la résume en un mot :« assourdissante » Freud n’est pas fasciné par l’Amérique ni par les américains… » « J’ai déjà vu tant de choses plus belles, mais bien sûr, rien de plus grand ni de plus débridé » Peu avant de débarquer, dans son journal il écrivait : « le Metropolitan Museum est mon premier objectif. Il renferme les plus belles antiquités grecques ». Les 3 hommes accompagnés de Bril font du tourisme à NewYork et se rendent ensuite à Worcester pour les célébrations prévue à La Clark University.

A la Clark, Il y a du beau monde…Outre les psychiatres et les psychologues, il y avait là , Franz Boas, père fondateur de l’anthropologie américaine, Albert Michelson et Ernest Rutherford tous 2 prix Nobel de physique, William James Philosophe et psychologue qui avait publié en 1890 The principle of psychology , On peut voir sur la célèbre photo de groupe Solomon Carter Fuller , petit-fils d’esclave noir et premier psychiatre noir de l’école de médecine de l’université de Boston…

A cette époque, sur la côte est des États Unis, les conceptions et le traitements des  maladies nerveuses ne sont pas très différentes de ce qui se pratique en Europe. C’est en Europe  d’ailleurs qu’on  vient se former… 2 courants principaux s’opposent : Les somaticiens d’une part  convaincus qu’il y a un substrat et une causalité somatiques aux maladies nerveuses et les « psychothérapeutes » qui ne croient pas à la seule  causalité somatique et s’intéressent au travaux des chercheurs européens dont  Janet, Bleuler, Jung et Freud.

Néanmoins, nous sommes en Amérique et on ne rigole pas avec le puritanisme et les ligues de vertu…La séparation entre le bien et le mal a une netteté dans l’Amérique de ce début du vingtième plus tranchante que dans la vieille Europe. La sexualité c’est dans le mariage….Quelle que soit l’approche thérapeutique proposée elle doit être mise au service de cette morale civilisée d’une nation industrieuse…La visée thérapeutique  ne doit pas s’écarter de cette norme…On s’intéresse à la jouissance féminine par exemple …Est ce pour le plaisir des femmes ? pas exactement…on s’intéresse à la jouissance féminine pour la paix des ménages  et des familles …. …Une femme satisfaite fiche la paix à son époux qui peut dès lors se consacrer non pas à sa maitresse mais bien à la production des biens ou du capital. Je blague à peine… Ce qui intéresse l’Amérique, c’est que cette libido qu’on ne peut nier , ne vienne pas mettre de désordre dans le grand projet puritain et capitaliste du nouveau monde. C’est dans ce contexte que Freud, le viennois , va se lancer sans aucune note et en allemand dans la première de ces  5 conférences.

Un mois plus tard, Sur le bateau du retour vers l’Europe, il écrira à sa fille Mathilde « L’Amérique a été une machine folle. Je suis heureux d’en être sorti , plus, de ne pas devoir y rester….Mais ce fut intéressant au plus haut point et sans doute important pour notre cause. Tout bien pesé on peut parler d’un grand succès »

 Bien plus tard dans l’auto portrait qu’il rédigera en 1925 « Sigmund Freud présenté par lui-même », il écrira : « En Europe, je me sentais presque un peu méprisé, là-bas, je me voyais reconnu par les plus grands comme leur pair. Quand je suis monté en chaire à Worcester pour présenter mes 5 conférences sur la psychanalyse, ce fut comme la réalisation d’un rêve diurne incroyable. La psychanalyse n’était donc plus une chimère, elle était devenue une part importante de la réalité »….

Avec Tristesse

Cher(e)rs collègues, cher(e)s amies, 

C’est avec une grande tristesse que nous apprenons le décès, cette nuit, de notre cher collègue Raymond Aron. Avec lui c’est une page de l’histoire de notre Questionnement qui se tourne… et quelle page !
Raymond, membre fondateur du Questionnement a été jusqu’il y a peu la pierre angulaire de notre institution, assumant depuis le début des fonctions importantes : président (souvent), trésorier , responsable des entretiens sur la pratique, membre du conseil etc.
Il avait autant de rigueur que d’humour et savait soutenir le travail de chacune et chacun. Plusieurs d’entre nous l’on connu dans sa pratique d’analyste ou de contrôleur. Raymond savait écouter.
Perché sur sa moto ou accompagné de son chien, Raymond avait son style,malicieux,  fraternel, et touchant lorsqu’il évoquait sa vie d’enfant caché.
D’une grande culture, il a contribué au savoir psychanalytique avec deux ouvrages parus chez L’Harmattan : « Jouir entre ciel et terre, les mystiques dans l’oeuvre de Lacan » et « Traces du désir, proximité de l’abîme ». Il est aussi l’auteur de nombreux articles parus dans différentes revues.
Le Questionnement garde l’empreinte de sa présence et saura exprimer sa reconnaissance lors d’une journée d’hommage prochainement.

Nous exprimons à Marie Jeanne, sa compagne, et à ses enfants nos  sympathies les plus vives

Le Conseil d’administration du Questionnement Psychanalytique

Radicalité adolescente et emprise de l’originaire. Danièle Epstein

Radicalité adolescente et emprise de l’originaire

 

Le Questionnement psychanalytique, Bruxelles 5 Octobre

Après les impasses du sécuritaire et de l’identitaire, j’aborderai ici notre clinique contemporaine sous l’angle de l’errance et de la violence, une clinique de l’immédiateté, de l’urgence, une clinique de l’excès, une clinique de la jouissance, une clinique du réel.  Qu’en est-il de notre clinique contemporaine dans son lien avec le malaise dans la civilisation ?

Il s’agit de comprendre comment des jeunes peuvent être débordés par leur violence, jusqu’à ce qu’elle soit canalisée, instrumentée par quelque chose qui les lie, là où ils sont dans la déliaison de leurs pulsions.  Qui les lie, voire qui les ligote en un point fixe de référence , ce peut être une drogue dure, mais ce peut être aussi un discours , totalitaire, fermé sur lui-même, sans trou, sans reste, qui ne laisse pas  place au doute et à l’angoisse. Je m’appuierai sur le projet islamiste, un des rares discours sur le marché de l’idéal, qui répond à la radicalité de l’adolescence dans sa recherche de sens, tout en vectorisant le débordement pulsionnel. Enrobé d’humanitaire et de religieux,   le discours islamiste va arrimer leurs pulsions erratiques en donnant sens à leur violence. Ce qui, en d’autres termes,  pose la question de la jouissance et des signifiants et représentations qui vont la phalliciser .

Le malaise est inhérent à la civilisation elle-même, le ratage est là de structure, qui  engendre ses rejetons symptomatiques. Le djihadisme est un de ses symptômes, un des noms de ce ratage qui traverse notre « hypermodernité ». Il est le produit d’un monde désenchanté, il prospère sur un terreau d’inespoir. Au « no future », répond le « no limits », un ici et maintenant ravageur dans ses effets sur le lien social. Les fictions et croyances qui habillaient le réel -ces grands récits religieux ou politiques qui donnaient un sens au monde- ces fictions ont chuté, ainsi que  l’espérance en des lendemains qui chantent, ici-bas ou au-delà. La fin des grands récits que Lyotard a conceptualisé sous le nom de  post-modernité. Et de cette chute des fictions, de ce désenchantement du monde est née l’idéologie totalitaire de l’islamisme , cette autre fiction exclusive et excluante d’un  retour  à la pureté originaire.

Les enfants du djihad sont à la lisière du politique et de la clinique. Ils sont nés d’un processus de désymbolisation et de démétaphorisation qui affecte notre culture. Ils sont les symptômes d’une société pragmatique, dérégulée, précarisée. Ils sont nés d’un monde aveugle et sourd  aux impasses de la vie, une machine à broyer qui  produit ses exclus, ses laissés pour compte, et qui a  transformé la fureur de vivre de ces jeunes  en rage aveugle, dans un imaginaire suicidaire et meurtrier qui témoigne d’une déliaison  entre pulsion de vie et pulsion de mort.

On le sait depuis Freud, le travail de civilisation rencontre en son c?ur  terreur et barbarie qui se répète au fil du temps. La Kulturarbeit, cette « totalité des oeuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal« , selon Freud , est fragile, et il poursuit « par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine ». Il évoque la démocratie comme  processus de civilisation imposé par Eros, sachant que Thanatos est au c?ur même d’Eros. Quand le vernis de la civilisation s’écaille,   c’est Thanatos qui resurgit comme poussée « primitive et autonome » de la pulsion de mort, la sublimation ne fait plus contrepoids à l’emprise de la Chose « ce qui , dit Lacan, dans la vie peut préférer la mort ».  L’Histoire n’en finit pas de céder à ces résurgences d’un refoulé constitutif du Sujet,  retour dans le réel des fantômes qui le hantent. Giorgio Agamben écrit : « L’homme porte en soi le sceau de l’inhumain…son esprit contient en son centre la blessure du non-esprit, du chaos non-humain, atrocement livré à son être capable de tout » .   L’inconscient, dit Lacan, c’est  le/la politique, et j’ajouterai en tant que retour de  ce qui a été forclos du discours dominant.

En-deçà de l’homme que l’on dit civilisé, la jouissance barbare se répète donc au fil du temps, sous la figure du djihadisme, mais aussi de tous ces fascismes, tous ces populismes, tous ces totalitarismes, tous ces fanatismes qui se nourrissent d’une passion identitaire de haine et  d’exclusion de l’autre différent, jusqu’au fantasme de solution finale : une violence fratricide qui revient « toujours à la même place« , selon les modalités du Réel. Une partition manichéenne  et clivante qui est le produit d’un nouage entre subjectivité et politique, entre intime et collectif, entre l’histoire singulière et la grande Histoire. Dolto disait qu’il fallait 3 générations pour faire un psychotique, ne faut-il pas au moins 3 générations pour faire une graine de terroriste ?

Face à des jeunes désaffiliés, emmurés dans un présent sans mémoire, sans passé, sans projet,  des jeunes qui dérivent au gré des rencontres, sans moyens, sans issues, sans repères, sans boussole, et sans amarres, comment éviter qu’ils ne soient séduits par l’offre djihadiste, massive,  totalitaire qui  vient les ancrer  à une filiation divine? Face à  ces jeunes qui se font rejeter et nous rejettent , qui s’excluent et nous excluent, face à ces jeunes qui ne nous demandent rien, notre désir d’analyste nous tient . Ce désir-là, c’est le poète Edmond Jabès qui l’énonce au plus près :« Comment pratiquer l’espoir là où tout est résolu d’avance, comment pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé ? »

« La tâche de l’analyste, écrit Freud,  est de reconstituer ce qui a été oublié à partir des traces qui sont restées, ou plus exactement de le construire ».  Reconstituer ce qui a été oublié, ou plutôt le construire à partir de traces. Des traces qui sont oubliées, refoulées, mais aussi non inscrites… ? Une construction d’un nouveau récit qui m’évoque ce que disait  Lacan de la vérité : « la vérité a une structure de fiction »..  Un très beau film de  Paul Auster  « Smoke »,  qui tourne autour de la question du Père, se clôt sur cette réflexion « Du moment qu’une personne y croit, il n’y a pas d’histoire qui ne puisse être vraie». Comment mettre en place  cette construction, cette fiction qui dit vrai,  qui vient à la place d’une vérité inaccessible et qui   donnera sens au pas-de-sens ?  Construire cette fiction relève d’un véritable enjeu clinique  qui va en passer par de l’imaginaire : cette fiction qui dit vrai, en passe par imaginariser les bords du trou à partir des traces, par  fictionner  ces zones obscures de l’originaire qui font loi, en les  rattachant  à des signifiants et des représentations qui ont habité les parents. Il s’agit de construire un récit à partir de traces, de les relier, là où les enfants  vivent dans l’instant, pris dans un  enjeu d’existence.  Jusqu’à se réfugier dans le fanatisme, s’aveugler de convictions qui  se crispent en passion totalitaire, pour faire suppléance à  la fragilité de ses assises narcissiques et symboliques. Il s’arrime à une Verité-Toute, il détient la Vérité, il s’en soutient, il la devient, il l’incarne, pour faire caillot à son malêtre.  Le discours fanatique dans son inflation délirante va mettre un couvercle sur ce qui est vécu comme risque d’anéantissement subjectif.  Les recruteurs de Daesch l’ont compris et vont faire vibrer les ressorts de la crise adolescente pour la canaliser et  l’instrumentaliser.

Les analyses que  je vous propose aujourd’hui se sont construites au fil d’un long parcours  au sein de la PJJ, cette institution judiciaire qui reçoit des mineurs délinquants (autrefois aussi en assistance éducative). J’y ai passé 40 ans, un vrai choix de jeunesse que j’ai maintenu et confirmé, mais aussi un vrai parcours du combattant :  faire entendre la prise en compte de la dimension du Sujet dans l’ordre judiciaire, n’est pas chose facile. Si j’ai tenu si longtemps, c’est parce que cette fonction de psychologue dans un contexte  judiciaire,  c’est un avant-poste pour entendre ce qui se parle au-delà du faire et du dire, entendre ce qui n’a pas encore pris mot pour se dire.  Pour ces enfants qui n’iront jamais consulter mais qui agissent leur malêtre au fil de la cité, la butée judiciaire peut être une chance .  Elle peut être l’occasion de les arrêter dans leur course folle, non pas en les enfermant derrière des barreaux ou en les enfermant dans des méthodes comportementales, mais en faisant appel d’air dans leur réalité massifiée. Plutôt que de « mettre au pas » ces adolescents éclatés , nous sommes là pour qu’ils  « prennent  pied » dans un monde de liens et de projets, de mémoire et de langage. Loin de l’évaluation et de l’investigation qui est attendue de nous, il s’agit au sein de ce maillage institutionnel de creuser la voie du transfert entre fonctionnements technocratiques, procédures dépersonnalisantes, et engrenage sécuritaire et répressif.  L’accueil de l’autre, le transfert,  toutes ces avancées gagnées au fil des années  effacées les unes après les autres,  m’ont amenée à renoncer avec une « Lettre ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient ». C’était il y a plus de 10 ans, on la trouve dans mon livre, car elle n’a malheureusement pas pris une ride, elle annonçait   tous les dégâts à venir.

J’ai donc beaucoup écrit tout au long de mon parcours pour essayer de juguler ma colère et en faire une force de proposition : des questions brûlantes, autant cliniques que  théoriques,  autant éthiques que  politiques. Ces articles, j’avais le projet depuis des années de les développer au travers d’un livre, mais je n’arrivais pas à m’y mettre. Jusqu’à cette nuit terrible du Batacan

Le soir du Bataclan, on fêtait un anniversaire dans un restaurant du quartier, puis à la sortie, on a été cloués sur place par une détonation toute proche, un déchirement dans la nuit, puis le silence de mort aussi paralysant que ma sidération. Sur le chemin du retour, des gyrophates, des sirènes, des rues bloquées. La radio n’annonçait rien, on ne se doutait pas de ce  qui était en train de se passer  au même moment au Batacan, et dans les cafés alentours. Et ce n’est que le lendemain soir, qu’un entrefilet dans Le Monde, signalait qu’un  homme seul avait déclenché sa ceinture d’explosifs en passant devant un café. On en parlait à peine parce que lui seul était mort, déchiqueté.  Je n’avais rien vu, mais ce qui insistait c’était une image, celle d’un corps  explosé  en  morceaux de chair épars.  A qui avaient appartenus ces  morceaux de corps ? Les noms, les visages défilaient, était-il un de  ces ados  de plus en plus éclatés au fil du temps, que j’avais rencontrés dans le cadre de la PJJ ? Comment m’extraire  de cette scène d’épouvante qui me revenait en boucle, qui sans doute avait fait trauma  pour me livrer ainsi  à une jouissance sans bord ? Probablement avais-je disparu en tant que  Sujet,  anéantie l’espace d’un instant par le choc qui se répétait comme s’il s’était imprimé. Pourtant rien de comparable au drame qui se déroulait au même moment au Bataclan et dans les cafés alentours.

Ma façon de reprendre pied, de me dé-sidérer, ça a été de  reprendre fébrilement tout ce que j’avais écrit au cours des années passées, y repérer  ce qui en faisait le fil rouge pour essayer de comprendre l’incompréhensible et l’irreprésentable. Les reprendre à la lumière de ces fins de vie explosives, était devenu incontournable.  Par quel processus psychique  des jeunes en arrivaient-ils à  perdre tout horizon de vie pour être fascinés par la mort ? Pourquoi tuer et se tuer, détruire et se détruire, mourir en héros devenait-il une  raison de vivre ? Pourquoi le meurtre indistinct de soi et des autres  apparaissait-il chez les jeunes djihadistes comme seule issue de vie ?  De quelle jouissance leur ultime plongeon  venait-il témoigner ? Cette issue meurtrière et suicidaire ne venait-elle pas  boucler un processus psychique en impasse ? Se faire exploser en faisant exploser le monde, qu’est ce que cela venait suggérer de  la structure psychique de ces jeunes :  division, clivage ou forclusion ?  Me remettre à écrire  m’a  permis  de faire écart avec  un réel qui  me débordait.  Ecrire, c’est  sublimer, ne pas céder aux impacts immédiats,  faire ?uvre de son angoisse. Et  cette capacité de sublimer, c’est précisément ce sur quoi butent ces jeunes,  prisonniers de leurs traumas, de leur violence, de leur jouissance, sans pouvoir  la déplacer ni  la transformer.

Qu’est ce qui chez ces enfants peut venir rendre compte d’une telle emprise du réel sur leur  réalité psychique? Ce que j’appelle réalité psychique, c’est cette instance à interpréter le réel, une machine à le métaphoriser. Quand aux failles narcissiques s’ajoutent les effondrements symboliques, ils sont livrés sans défense à un chaos pulsionnel. L’enjeu clinique, c’est d’amarrer ces jeunes à la dérive à des représentations qui les inscrivent  dans leur histoire, une histoire  qu’ils puissent subjectiver, une histoire prise dans la grande Histoire, au lieu qu’ils ne se fixent à un mythe d’origine plaqué, comme une moule à son rocher.

Cette machine à métaphoriser le réel que j’appelle réalité psychique, c’est celle que Freud décrit dans la fameuse lettre 52 (selon l’ancienne édition) avec Fliess, sur la transcription des traces. La lettre 52 est très importante parce qu’elle  traite  de la construction psychique, de stratifications en transcriptions , depuis le chaos de la jouissance primitive, jusqu’à son passage par le langage et la sublimation. A propos de la sublimation,  N. Braunstein écrit très justement que la sublimation « récupère la vérité de l’inscription originaire (chaos de la jouissance primitive)en un savoir inventé ».  Chez ces ado, la vérité de l’inscription originaire est restée active, elle les irradie,  sans pouvoir donner  lieu à un savoir inventé, alors ils restent travaillés au corps  sous l’emprise d’un réel qui pèse sans parexcitation. Ils échouent à se de?tacher du corps-me?moire, a? se de?coller des terreurs archaïques pour sublimer ce  savoir in-su et y revenir autrement.  Leur corps est devenu un mémorial incandescent, creusé de traces qui  ont échappé aux transcriptions et aux refoulements successifs, et n’ont donc pas  pu se subjectiver.  Alors, elles resurgissent dans le réel de la violence.

Ils vibrent de tout leur corps  dans une intensité et une instantanéité  à fleur de réel, pour se sentir exister, pour s’éprouver vivant.  Toujours plus d’excitations  pour remplir le vide incomblable:  toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus de vitesse,  de bruit,  de came, d’objets pour colmater  une angoisse de fond, une angoisse sans fond, sans bord, sans sujet, sans objet. Toujours plus d’alcool de plus en plus fort, jusqu’à se faire vomir, rejeter  le mauvais objet interne,  jusqu’à  se faire tout entier déchet : du corps-déchet au corps déchiqueté , il n’y a qu’un pas….Ils sont sous l’emprise de la Chose, das Ding, qui n’a pu accéder au statut d’objet (a) , d’objet perdu. Ils sont captés par l’objet de la réalité, l’objet commun, l’objet de consommation qui comblera le vide de la structure et fera fonction de prothèse phallique.

La réalité psychique  de ces enfants est sinistrée par la fragilité des liens précoces qui les a laissés en proie aux terreurs d’abandon.  Privés  d’une sécurité de base, ils ont grandi  tant bien que mal, avec la peur au ventre. Leur  détresse (Hilflosigkeit) a débordé leurs capacités d’élaboration. Parce qu’ils  se sont édifiés sans étayage, l’objet a n’a pu se constituer,  puis se perdre, il n’a pu accéder au statut d’objet perdu qui fait le lit du désir. Il a fait trou psychique.  Dans le tableau de Lacan, -privation, frustration, castration- du « Désir et son interprétation », nous serions du côté de la privation., du réel de la privation . Envahis par le réel, il n’y a plus d’écart pour penser le monde. Traiter de ce noyau obscur d’une  jouissance qui n’est pas filtrée par la castration, nous plonge dans l’avant préhistorique  d’un Sujet. Un avant où ils restent empêtrés, dans « ce chaudron de stimulus bouillants » dont parle Freud.  Ils sont aspirés par le retour de l’archaïque et dérivent au gré de leurs pulsions,  de ce qui, de la pulsion, échappe au signifiant et à la représentation .  Sans pouvoir faire écart, leurparole  est restée langue du corps, langue pulsionnelle obscène, langue  de l’autre scène, sans détour et sans métaphore.      

A la différence de la névrose, conflits, culpabilité, angoisse se déversent, s’évacuent hors de tout compromis symptomatique en passages à l’acte. Le travail de mise en résonance de la loi sociale avec  la Loi symbolique  qui m’avait servi de fil conducteur au cours de mes 1eres années de prises en charge, ce travail autour de la loi venait se cogner à des failles plus archaïques. Là où j’avais débuté avec des adolescents pris dans des bandes organisées, avec des préparatifs nécessitant un savoir-faire et une organisation à plusieurs, là où il y avait des règles et du lien social, on était passé à l’ici et maintenant d’un agir débridé, dans l’instant-même de sa présentation, sans re-présentation (arrachage de sacs, rackett, viols, etc…).  Dans la névrose, le Sujet est  divisé par son inconscient, par le conflit entre désir et loi , mais  quand le conflit ne se symptômatise plus, on a à faire à des formes a-typiques de pathologies. Des a-structures apparentes ingérables à l’adolescence parce qu’elles en passent par un affolement pulsionnel qui n’est pas canalisé par la dimension phallique.  On a affaire à une clinique où le Sujet disparaît sous  l’explosion pulsionnelle, une clinique où les inscriptions échappent au signifiant, une clinique qui surfe entre névrose, psychose et perversion, et qui  nous déboussole à nous faire inventer des diagnostics bouche-trous, fourre-tout tels que psychopathie, hyperactivité, états-limites, borderline selon les modes du moment…  Faute de trame signifiante à quoi s’arrimer, le refoulé archaïque rompt les digues et déferle en traces in-signifiantes. Ces adolescents laissent une trace de leur existence à la mesure de leur sentiment d’inexistence, une trace  de leur puissance , de leur toute-puissance, à la mesure de leur vécu  d’impuissance.   Ce qui  a échoué à se construire du côté du désir, du côté de la radicalité du désir a versé du côté de la radicalisation d’une violence erratique.  Quand les signifiants ne font pas bord à la jouissance, l’angoisse est massive, archaïque, hors Sujet, hors objet. L’adolescent, soumis à cette partition inconnue du sexuel qui le déborde,  est sous le poids d’une poussée constante. Il décharge cette pression du réel, en passant à l’acte violent comme seule issue pour  tenir l’angoisse à distance.  La mort est omniprésente, appelée pour mieux être maîtrisée, convoquée pour mieux être éloignée, jusqu’à ce que les plus fragiles y sombrent  dans un ultime plongeon, prêts à se transformer en bombes ambulantes .

            Ils se sont construits sans étayage. On pourrait dire que leur terrain psychique est miné par  des zones de catastrophe qui se sont pétrifiées, et ont laissé les traces d’un drame irreprésentable. Pour  survivre aux traumas précoces, ils se sont coupés de leur base, cette partie morte en eux.  C’est ainsi que j’ai redécouvert  ce que Ferenczi appelait l’« auto-clivage-narcissique » :  l’enfant a bétonné ses traumatismes, il les a enterrés, il a enterré  ses noyaux de terreur dans une fosse, pour se sauver d’une mort psychique, rester vivant.Un mécanisme de  clivage précoce de la personnalité qui permet à l’enfant de ne pas s’effondrer et de survivre .

Je fais l’hypothèse que sous la pression des injonctions, des imprécations, des slogans  et images barbares qui foisonnent sur les sites islamistes, je fais l’hypothèse que ces enfants, pénétrés de ces scènes d’horreur qui saturent l’imaginaire et font écho à leurs terreurs enfouies,  ces enfants sont  happés par  la violence brute de l’image qui en appelle  aux fantasmes archaïques de toute-puissance.  Les traumas anéantissants dont l’enfant s’était coupé pour échapper à la mort psychique, pourraient alors faire retour explosif. Les  noyaux de terreur, les zones d’effroi enterrées dans une fosse vont submerger les parties restées vivantes de la psyché jusqu’à  se mettre en acte dans le réel   jusqu’à la déshumanisation.  C’est une hypothèse théorique, une fiction  qui me permet de me représenter l’irreprésentable

Alors, comment appréhender la rage de ces enfants avant qu’elle ne termine  sa course folle dans l’expression brute de la pulsion de mort : « La jouissance , écrit Nestor Braunstein, est bien la satisfaction d’une pulsion, mais d’une pulsion très précise, la pulsion de mort ». Nathalie Zaltzmann proposait de « rendre aux pulsions de mort leur forme de vie psychique »  qu’elle nommait « pulsion anarchiste » . Winnicott évoque de son côté la « vitalité destructrice » de ces enfants. Pour ma part,  j’écrivais  que nous avons à  « déplacer l’énergie du désespoir pour se faire passeur d’une économie du vivant ».  Mais comment   se faire passeur d’une économie du vivant, comment faire bord à la pulsion de mort, avant qu’elle ne prenne corps dans le réel ? Ce que j’appelle une  clinique du réel, c’est  provoquer un déplacement de l’agir à un dire, mettre en mots et en représentations ce qui traverse le  corps . Là où ces dérives  découlent d’un long processus de désymbolisation et de démétaphorisation, il nous faut   inventer  des métaphores pour creuser notre chemin clinique dans ce magma sans bord : « festonner des bords,  tirer des bords au coeur de la tourmente,  re?ve?ler de nouveaux bords, imaginariser l’agir, historiser le drame, dramatiser l’histoire, la conflictualiser, la symptômatiser, la névrotiser, se faire promoteur d’un sens non encore advenu… ». 

            Ce qui revient à construire des rives et ponts entre ici et là-bas, entre hier et demain, entre deux-langues, entre-deux cultures dans une tension créatrice, au lieu d’abandonner ces enfants au milieu du gué. Leurs  pères, venus d’ailleurs, n’ont pour image que d’avoir été charriés dans un flux migratoire. Des pères invalidés par le social qui échouent à soutenir leur fonction, et à introduire leurs enfants à la socialisation et à l’altérité. Alors les enfants  n’ont de leur père qu’une  représentation honteuse, dont ils s’arrachent avec pertes et fracas, mais avec  le désir obscur de le venger. Les enfants sont les te?moins impuissants d’un père  malade, handicapé, assisté, absent, ou qui n’a plus que sa violence pour exister, un père humilié qui n’est plus en place de soutenir l’interdit.  L’inter-dit, en deux mots, le dire entre les corps, qui met une limite au parasitage mère/enfant. Le dire entre le corps à corps  donne lieu à  l’entre-deux-corps qui fait coupure dans la jouissance, et de cet écart naît le manque et  le désir. « Seule la fonction de la Loi trace le chemin du désir »dit Lacan.  L »interdit du meurtre et de l’inceste permet de sortir du monde de la jouissance et d’entrer dans le monde de la parole, de la culpabilité et de la loi, c’est le support et la condition même de l’accès à l’altérité.  La « fonction paternelle est un constituant psychique majeur »dit JP Lebrun et quand elle s’efface,   des enfants sont livrés aux mères, des mères à leurs enfants.  Mères à la fois dévorantes et rejetantes, déprimées et violentes, mères collées à leurs enfants. Des mères devenues  insuffisamment bonnes qui ont échoué à unifier le narcissisme de leur enfant . Les enfants partagés entre amour et haine, entre demande et rejet, perdus dans un champ de bataille libidinal, se font les maîtres tyranniques et exclusifs  des lieux de la mère , ils les parasitent , exigent, violentent, luttent contre la trop grande proximité maternelle. Les arrachages de l’origine se jouent alors dans le réel, et  la violence devient nécessaire  pour se parer de l’intrusion, se séparer, se réparer faire coupure dans la fusion incestueuse.  Dévorer la mère ou se faire dévorer par la mère, le vampirisme leur tiendra lieu de lien social. Sous l’emprise d’une menace imaginaire de morcellement, d’éclatement, l’adolescent agira son fantasme de toute-puissance dévorante, à la mesure de son effroi d’être dévoré. Tout lien va réactiver au moindre frémissement les traces archaïques d’intrusion.   L’autre, le semblable va le détruire, l’anéantir,  l’aspirer et  jouir de lui. L’autre est le persécuteur qu’il faut abattre pour respirer. Parce que l’enfant  n’a pu se fonder dans un lien tempéré par la Loi, il échoue à vivre l’altérité sur un mode pacifié et se protégera en broyant sur son passage tout ce qui pourrait le faire chuter.. Contrairement à ce qu’ils affichent,  ces enfants-roi  sont dans une demande de limites et de loi qui les aide à sortir de l’opacité et de leur toute-puissance.

En ce temps de remaniement pubertaire, de remaniement des identifications, ce temps où la part de l’ombre fait retour et  les déborde, le passage adolescent  peut alors ressembler à un enjeu de vie, un enjeu d’existence toujours aux limites de l’inexistence. Et pour peu que l’explosion adolescente survienne sur fond de de?sinte?gration du lien familial et social, sans personne fiable à qui se raccrocher,  ils  vont s’arracher avec pertes et fracas de leur dépendance d’enfant. Tels des naufragés psychiques, des naufragés du lien social, ils vont  s’ancrer à la seule  offre sur le marché de l’idéal, une offre toute ficelée clés en mains, qui va s’emparer de leur violence radicale. En donnant valeur et sens à leurs rancoeurs, les « grands frères » de quartier, de prison, de mosquée, s’empareront de  leur haine, pour faire flamber les préjudices subis. Ils suppléeront à la fragilité de leurs assises narcissiques et symboliques, et colmateront les aires catastrophiques. Leur magma bouillonnant sera canalisé vers une promesse de jouissance sans limites.En disparaissant dans cette forme de servitude,  des jeunes désaffiliés vont pouvoir  se tenir debout  en se soutenant de substituts, de cache-misères, de suppléances qui feront caillot à leur malêtre.

En changeant de nom, ils se referont une identité rêvée. Ils s’inventeront une nouvelle filiation,  dans le droit fil du prophète. Les repères identificatoires symboliques seront rabattus sur  les emblèmes imaginaires,  le blason du djihadisme leur servira de planche de salut. Le prophète sera appelé pour occuper la place laissée vide, cette place que Pommier évoque comme ce « point d’appel central de la structure du Sujet », un point d’appel qui pour Paul Laurent Assoun « brille toujours pour l’inconscient par son absence ou sa nécéssité ». Mais à la place d’un père « ordinaire », ils en appelleront à  un  « (H)ordinaire », un père de la Horde , un père pervers,  fascinant et fascisant, l’au-moins-un qui échappe à la castration.    Dans un lien hypnotique avec le gourou de la Pensée Unique, ils incorporeront les appels au meurtre, et  fonceront en martyr dans le réel de la désintégration . Après avoir ?uvré dans une  pensée gelée, la radicalisation mortifère aura oeuvré dans les corps, pour les  livrer à  « cette pure culture de la pulsion de mort qui réussit à pousser le Moi à la mort » .

Parce que  le Nom-du-Père n’a pu faire écriture dans la réalité psychique, ni pour la mère, ni pour  l’enfant, l’instabilité du nouage borroméen entre reel, symbolique, imaginaire les mettra en péril. Là où leur violence débridée s’exerçait hors de toute foi et de toute loi, ils vont se ligoter d’une foi qui fera loi, la loi de la charia, surmoïque et tyrannique. Les  rituels obsessionnels d’une loi coranique fétichisée vont  corseter leur inconsistance et faire ligature à leur vide dépressif. A la place de l’ordre symbolique, l’injonction surmoïque va les appeler à trancher dans le vif. Jusqu’à ce que  pulsion de vie et pulsion de mort se dénouent et se renouent pour faire n?ud d’étranglement, un n?ud coulant à les faire couler et tous les autres avec.  Après avoir tenté de suppléer par des prothèses aux ravages de l’originaire et à l’effondrement du symbolique, l’issue mortelle à la folie et au chaos viendra témoigner de l’échec des suppléances à  sauver ceux qui se détruisent  en détruisant le monde.

Tout près de mes pas, un homme s’est désintégré, disparu sans laisser de traces, terroriste kamikaze ou martyr, anonyme. Qui était-il cet homme du Bataclan, quii a actionné  sa ceinture pour franchir le mur du non-retour ?   n’aura-t-il pas payé  de sa chair la question inarticulée qu’il portait à même le corps ?  Aurait-il désagrégé  son corps pour se faire un Nom dans la filiation du prophète,  prêt à voler en éclats et  renaître purifié pour l’amour d’un Père ?   Au-delà de la petite mort, la promesse de  retrouvailles océaniques s’est-elle  réalisée dans l’apothéose orgastique  d’un  retour à l’Un, là où il n’y a plus de bord, plus de vie et de mort.

Immortel, éternel, universel ?

 

Danièle Epstein

 

Actualités de la pratique analytique au XXIème siècle : Au delà du malaise ?

Les « Actualités de la pratique analytique au XXIème siècle : Au delà du malaise ?  » concernent chacun d’entre nous dans notre travail quotidien analystes, analysants, qu’avons nous à en dire ? Les formations culturelles font symptômes et chaque symptôme s’inscrit dans une certaine configuration culturelle. La théorie psychanalytique n’a jamais cessé d’évoluer depuis sa naissance en 1900. Elle a évolué en lien avec la pratique des analystes, leur clinique, confrontée à de nouvelles questions naissant au fil des bouleversements et des évolutions de notre environnement culturel…Quid de la singularité à l’heure de la norme mondialisée ?, quid du désir à l’heure de l’obligation de jouissance ?, quid de l’oedipe dans les nouvelles configurations familiales ?, quid de la sexualité face au genre ? Quid de la clinique de l’enfant lorsqu’un pan d’enfance semble disparaitre dans un monde où le dit enfant est confronté très jeune aux excitations du monde adulte ?, Quid de la parole à l’heure de la chimie ?, Quid des psychanalystes face à la mort de Mawda ? Je suis certaine que chacun d’entre vous à son lot de questions. Nous vous proposons ensemble de les mettre au travail.

 

Vous trouverez ci dessous un court texte que Pascal Nottet nous a proposé pour inviter chacun  à la réflexion sur ce thème qui sera le nôtre pour les 2 années à venir …

 

Questionnement psychanalytique – thème 2018-2019

Brève réflexion de Pascal Nottet

Considérons que l’enjeu décisif de la praxis psychanalytique, pour quiconque s’y prête, ce soit que la parole comme lieu d’une part, le désir comme mouvement d’autre part, puissent réciproquement s’articuler l’une sur l’autre autant que faire se peut – dans un acte dont la responsabilité sera toujours celle d’un socius.

Dans le régime capitaliste managérial et consumériste dont l’empire s’est établi sur la totalité du monde aujourd’hui, qu’en est-il de ces trois dimensions fondamentales dont se constitue le socius : le désir (comme mouvement), la parole (comme lieu), l’acte (comme enjeu) ?

Autrement dit, selon les circonstances à chaque fois particulières et les dispositifs à chaque fois singuliers au sein desquels s’exercent nos pratiques de la psychanalyse (pratiques cliniques et théoriques), quelle est l’économie du désir qu’il nous arrive de rencontrer et de pouvoir soutenir ? quelle est la politique de la parole à laquelle nous avons affaire et qu’il nous arrive de pouvoir mobiliser ? quelle est la sociologie de l’acte dont nous pouvons témoigner et qu’il nous arrive de pouvoir engager ?

Autant selon leurs axes cliniques que théoriques, nous avons besoin chacune et chacun – singulièrement et collectivement – de nous entendre élaborer sur les pratiques spécifiques dans lesquelles notre responsabilité nous expose comme socius et nous engage comme analyste.

Invitation donc, pour cette année de travail en commun, à témoigner de nos désirs, paroles et actes – au-delà des malaises induits par le capitalisme – dans la poursuite des inventions de la praxis analytique.