Psy à tout faire



Psy à tout faire

Je voudrais pour commencer remercier les organisatrices et organisateurs de ce colloque d’avoir accueilli la question de l’étranger dans les travaux de cette journée. La figure de l’étranger est sans doute aujourd’hui celle qui est devenue paradigmatique de l’altérité, de tous les « autres » qui demandent à être accueillis.

 Commençons par quelques associations qui me sont venues autour du thème de cet atelier : l’urgence d’accueillir.

L’urgence, c’est ce qui pousse, ce qui presse. Quand le temps se rétrécit devant l’échéance . On parle d’urgence médicale lorsque la vie est en danger, lorsque la mort menace si le secours n’est pas imminent.

L’accueil, au contraire  demande du temps, un temps d’apprivoisement, de rencontre, il suppose un lieu.

Et, il m’est revenu une blague du chat de Geluk dans laquelle le chat classait des documents dans des compartiments intitulés « urgent », « très urgent » très très urgent » et « trop tard ».  On peut rire bien sûr quand il s’agit de dossiers, on reste sans voix quand on pense à ceux et celles qui sont morts en Méditerranée ou ailleurs, faute d’avoir été secourus à temps…

L’urgence laisserait donc entendre qu’on n’est pas encore, ou plus, dans le temps de l’accueil.

On peut  aussi se demander aussi pour qui ? pour quoi ? il y a urgence d’accueillir. L’accueil en effet évoque la notion d’hôte, terme qui désigne aussi bien la personne qui accueille que celle qui est accueillie.

Que l’autre reste un étranger dont il faut se protéger ou devienne un semblable ne va pas sans conséquence, pour l’étranger comme pour l’autochtone.

C’est chez Guillaume Le Blanc dans son livre « La fin de l’hospitalité » que j’ai trouvé cette distinction entre le secours et l’accueil je le cite :

« (l’accueil) suppose un temps où l’on réunisse , associe, assemble à partir de l’idée que donner et recevoir humanisent le monde et le rendent plus habitable. Il suppose un espace qui soit en lui-même ouvert, relais vers d’autres lieux plutôt que prison.

Que dire de ce secours qui s’est organisé de plus en plus selon une raison humanitaire avec une logique parfois mécanique de la réponse à l’urgence, cette urgence qui risque toujours de ne prendre en compte que les besoins immédiats des plus vulnérables et de laisser de côté tous les autres ».[1]

Peut-être pourrions-nous distinguer le secours de l’accueil de la même façon que l’on distingue la vie biologique de la vie qualifiée en tant qu’humaine.  (Aristote définissait l’homme comme un animal politique, c’est sa citoyenneté qui en fait un véritable humain ). Les psychanalystes parleront de l’homme comme être de désir ou de parole, caractérisé donc par quelque chose qui excède la vie biologique.

Il existe dans notre pays bon nombre de personnes qui relèvent du secours faute d’être accueillies, celles qu’on appelle les « sans-papiers ». Celles qui n’ont aucun droit, sauf celui de l’aide médicale urgente.  L’une d’elle s’appelle Mamadou. Il habite dans un squat à quelques centaines de mètres du Méridien, le SSM où je travaille.

Les conditions de vie dans ce bâtiment désaffecté sont terribles, une centaines de personnes y résident, les hommes au rez-de-chaussée, les femmes et les enfants à l’étage. Il y a deux douches pour une centaine de personnes, pas de chauffage, des souris et des cafards, l’alimentation dépend de la bonne volonté des restaurateurs et des commerçants du quartier, tous les déplacements se font à pied quelle que soit la distance

Les habitants du squat proche du Méridien ont vu à peu près tous, leur demande d’asile déboutée. 

Revenons à Mamadou : c’est un  jeune homme guinéen d’une trentaine d’année.

Il est devenu orphelin de père à l’âge de 7 ans et placé par l’oncle paternel dans une école coranique car sa mère est devenue folle après le décès de son père. Dès l’âge de 14 ans il a été confié à un artisan qui lui a appris la broderie et il a pu ouvrir sa propre boutique lorsqu’il est devenu majeur. Il s’est engagé dans le parti d’opposition et a été arrêté lors d’une manifestation, emprisonné et torturé. Il a pu s’évader grâce à son beau-frère qui a soudoyé un gardien.

Remarquons ici que cette histoire marquée par les deuils et l’abandon ne l’a pas empêché de construire sa vie, de se faire une place, jusqu’au jour où il a été confronté en prison à ce qu’on appelle dans le jargon « un autre hors castration ».

Lorsque l’autre n’est plus soumis à aucun interdit, lorsque les interdits fondamentaux du meurtre et de l’inceste sont transgressés, le sujet se retrouve totalement réduit au statut d’objet des pulsions sexuelles et destructrices de l’autre.  C’est une expérience d’anéantissement psychique et physique qui confronte souvent à l’imminence de la mort. Et effectivement,  Mamadou ,en prison, ne croyait plus qu’il allait en sortir vivant.

Ces « expériences » ne font pas partie des expériences communes, elles font au contraire chuter le sujet « hors du commun ». Elles amènent le sujet à se sentir étranger à ses proches tellement ce qu’il a vécu lui semble impossible à partager, à raconter.

Les prisons guinéennes en effet,  sont des zones de non-droit, dans lesquelles la torture et le viol sont systématiquement pratiqués, avec une cruauté inimaginable.

Lors de l’examen de sa demande d’asile Mamadou a tu les viols endurés en prison et sa demande a été rejetée parce que ses propos sont jugés non crédibles. Il a donc vu se rajouter aux persécutions l’épreuve du « bannissement ».

Dans ce mot on retrouve le terme de « ban » et l’expression « mise au ban » .la racine indo-européenne de ce terme est bha (parler, ce qui a donné en grec aphasie, en latin fable), Le ban désigne la convocation, l’ordre  lancés par le suzerain aux vassaux et, par extension, le territoire soumis à la juridiction du suzerain.

On entend bien ici le lien entre la parole et la loi, la dimension du Politique dans sa fonction organisatrice de la communauté humaine. Être banni, c’est donc être rejeté hors du monde commun.

Pour le réfugié, le bannissement se traduira par  un ordre de quitter le territoire, voire une expulsion. Privé de ses droits fondamentaux, le réfugié incarne la condition de la vie nue, la vie réduite à sa dimension biologique. Il devient indésirable, invisible. Il fait l’expérience du hors lieu, celle de ne plus avoir de place parmi ses semblables, celle de ne plus se sentir légitime là où il est.

Mais, poursuivons avec Mamadou qui, avec l’aide de son avocate, a introduit une nouvelle demande d’asile ce qui m’a amenée à rédiger une attestation.

 Ce document vient soutenir la crédibilité des dires de demandeur d’asile qui doit fournir lui-même la preuve des persécutions subies.

C’est dans ce contexte que je lui ai dit que je savais, pour avoir accompagné d’autres guinéens, que la pratique du viol est fréquente dans les prisons et que si cela lui était arrivé il était important  qu’il puisse en faire état.  D’abord il m’a dit « non, ça ne m’est pas arrivé » puis deux ou trois séances après il a avoué qu’il avait subi le viol mais que la honte l’avait empêché d’en parler lors de sa première demande d’asile. « L’interprète était une femme peule m’a-t-il dit, j’avais trop honte, si j’avais parlé toute la communauté peule aurait été au courant. »  Avec son autorisation j’ai signalé cela dans mon attestation.  Lors d’une récente audition au CGRA il a pu en témoigner et ce qu’il en a rapporté est tout à fait intéressant pour notre propos : « l’interprète, m’a-t-il dit, était un vieux, et pour traduire la question (de l’examinateur concernant les faits de viol) il s’est d’abord excusé   et puis il m’a demandé « si un gardien était tombé sur moi ? » et je lui ai alors expliqué ».

La honte d’avoir été réduit à un objet, à un déchet l’avait réduit au silence. C’était le prix pour garder la face et éviter la mort sociale (bien réelle dans la culture guinéenne dans laquelle le viol signifie le déshonneur absolu).  Le respect de l’interprète, l’usage de la métaphore ont restauré la pudeur et replacé la sexualité dans l’ordre humain, à savoir qu’elle est soumise à des interdits, à des codes, des rituels.

Le travail que nous faisons depuis près de deux ans n’y est peut-être pas étranger non plus et je voudrais en dire quelques mots.

Accueillir ne va pas sans accepter que l’autre vous transforme. Pour pouvoir accueillir ces personnes sans droit il faut accepter de travailler un peu autrement.

Ce que nous faisons avec les sans papiers, c’est essentiellement un travail d’accompagnement à partir de tout ce que la personne amène.  Nous devenons des « psy à tout faire » : des papiers , des coups de fil, des renseignements, un soutien de la débrouille etc, c’est un travail d’équipe. Les interventions, au-delà de leur utilité concrète, signifient l’investissement, l’engagement du clinicien. Elles visent à restaurer la fiabilité. Ce point est essentiel car c’est à cet endroit que se reconstruit la consistance du symbolique, la confiance dans la parole.

Jeté hors du monde, le réfugié a d’abord besoin que lui soit signifié sa place dans la communauté humaine. C’est donc à partir d’une position de semblableque nous tentons de l’ accueillir dans sa dignité. La dignité c’est vraiment l’antidote de la honte. En effet, elle est liée à la fierté, à l’honneur, au respect (étymologiquement, respectus est le regard en arrière, la considération).

Si notre positionnement de thérapeute est commandé par le réel  (avoir été confronté à une situation extrême qui a mis hors-jeu les capacités psychiques d’intégrer, de symboliser cette épreuve), il en va de même pour les autres coordonnées du travail psychothérapeutique, à savoir : la demande, le symptôme, l’interprétation.

 En effet, dans cette clinique nous avons  à faire à une

déposition de plaintes plutôt qu’à une demanded’élaboration, souvent il s’agit de plaintes somatiques.

à l’envahissement par un savoir en excès plutôt qu’à un questionnement sur son symptôme, (l’envahissement par les souvenirs traumatiques, les cauchemars)

l’interprétation est supplantée par le revoilementdu réel, par le fait de border le trou du traumatisme. Pour le dire autrement, le travail n’est pas centré sur les persécutions endurées mais sur tout ce que la personne décrit comme important pour elle, souvent ce seront les enfants, des parents restés au pays, pour les militants ce sera la situation politique du pays d’origine

Il s’agit donc d’être preneur de ce qui se dépose et d’y répondre. Il en va de notre responsabilité d’aller vers, d’être attentif aux signes de la souffrance qui, comme le dit Roussillon, « deviennent signifiants lorsqu’ils nous alertent ». Le regard éteint, la main moite, le corps affalé nous informent autant que les mots. Je ne poursuivrais pas ce travail si je n’y percevais pas une réelle efficacité : les personnes après des mois voire des années de travail se positionnent autrement, ce dont a témoigné Mamadou.

 Son trajet thérapeutique a consisté en un retour vers la dignité.  En évoquant son histoire il a pu reprendre appui sur des ancrages de son identité : son métier, ses luttes politiques, la famille qu’il était en train de construire. Il n’est pas qu’une victime, il peut décliner d’autres identités dont il peut être fier.

Mais, que va devenir Mamadou si sa nouvelle demande d’asile est à nouveau rejetée ?

Peut-on se rassurer après avoir aidé quelques personnes alors que des milliers d’autres survivent péniblement dans des camps de rétention en Grèce, en Italie et dans les pays limitrophes de l’Europe comme la Turquie, le Maroc et bien d’autres. Que valent nos petits îlots d’humanisation devant l’océan d’indifférence et de rejet qui caractérise l’ensemble des politiques migratoires européennes ?

Guillaume Le Blanc distingue l’hospitalité politique de  l’hospitalité éthique.

L’hospitalité éthique relève d’une décision individuelle, elle se réfère à des valeurs. On peut dire que les actions citoyennes qui aident les migrants relèvent de l’hospitalité éthique. De même que l’hospitalité dans les sociétés traditionnelles était une valeur, une obligation morale.

L’inconvénient de l’hospitalité éthique c’est qu’elle repose entièrement sur la bonne ou mauvaise volonté du sujet.

L’hospitalité politique au contraire, est liée à la loi, elle ouvre un droit pour tous.  Elle oblige l’autochtone à donner l’hospitalité et assure l’étranger qu’il peut être accueilli, qu’il aura une place, qu’il aura des droits au sein de société.

On voit bien là ce qui distingue l’hospitalité du secours : le secours laisse vivre, il ne fait pas vivre.

La vie biologique est sauve mais aucune vie proprement humaine n’est possible. Une de mes patientes, une dame Ivoirienne sans papier me répond souvent quand je lui demande comment elle va « On est là » . J’entends : il y a l’évidence d’un corps mais pas de place pour des projets, pour de la mobilité, pour des désirs.  Seule la survie est autorisée.

« l’hospitalité ne peut exister, écrit Guillaume Le Blanc, que si elle s’efface comme secours pour laisser place à un accueil durable garanti par un ensemble de droits valables pour toutes les vies d’ici et d’ailleurs. » P.57

Pour conclure, je reviendrai à ma question de départ : l’urgence d’accueillir, pour qui ? pour quoi ?

Il y a, me semble-t-il, urgence pour tous, aussi bien pour ceux que le désir de vivre amène à traverser les frontières que pour ceux qui ont à choisir entre reconnaître l’étranger comme un semblable ou en faire un barbare, quelqu’un qui est radicalement autre.  Rappelons que le barbare dans la Grèce antique c’est littéralement celui qui parle par borborygmes, celui avec qui aucune communication n’est possible car il ne parle pas « La langue », le grec, seule langue qui vaille.

Colette Soler parle de « narcynisme » pour caractériser la subjectivité contemporaine occidentale, ( contraction de narcissisme et de cynisme) cynique signifie « sans principe » . Nous vérifions cela dans notre pays : les politiques migratoires de plus en plus sécuritaires ne rencontrent aucune opposition dans la population.

Je souhaite laisser le mot de la fin à Guillaume Le Blanc pour vous donner envie de lire son livre, voici

«  Nous avons parcouru l’Europe de la « jungle » de Calais au centre de réfugiés caché dans les hangars de l’aéroport de Tempelhof à Berlin.

Nous avons vu des barbelés prospérer dans les prairies.

Des murs pousser comme des champignons.

Nous avons vu l’étranger cesser d’être un hôte pour devenir un ennemi, un barbare qu’il faut éloigner, repousser, ne plus voir.

Toutes les civilisations anciennes s’accordaient sur une point : faire de l’étranger un hôte.

Nous sommes en train de faire l’inverse, de transformer l’hôte en étranger.

Jusqu’à quand ?

Le 17/10/2019

Joëlle Conrotte


[1] Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère « La fin de l’hospitalité » Ed. Flammarion 2017 p.106,107