Le mythe d’Europe et le désir d’enfant au masculin

Je voudrais intervenir sur un élément qui me semble à la fois présent et minoré dans les interprétations de ce mythe de l’enlèvement d’Europe que Patrick De Neuter nous donne la possibilité de mieux appréhender grâce au travail qu’il a réalisé ce dont je le remercie car d’emblée : je veux parler du désir d’enfant au masculin.

En préambule, je voudrais reprendre deux citations extraites de l’ouvrage que nous commentons aujourd’hui :

La première de Monique Bydloswski qui cite Freud comme suit « Ce qui est désiré, ce n’est pas un enfant, c’est le désir d’enfant, c’est un désir d’enfance, c’est la réalisation d’un souhait infantile. » reprise par Françoise Cailleau qui poursuit « Freud lui-même décrivait ce désir en tant que « désir suprême où peuvent culminer tous les autres »[1]

Et l’autre extraite directement du livre de Patrick De Neuter (p 36) qui questionne les éléments du mythe comme des « indices susceptibles d’éclairer les éléments psychiques réprimés et parfois refoulés ou encore idéalisés qui sommeillent dans les représentations culturelles actuelles et par conséquent dans les psychismes  individuels (35) ». Le mythe comme point de départ donc (36) d’une réflexion alliant la confrontation avec d’autres savoirs (anthropo/sexologie/ Histoire/…

  • En référence à Lacan dans La relation d’objet (252) » Il serait aberrant d’isoler complétement de notre champ et de nous refuser à voir ce qui, dans celui-ci, est non pas analogue, mais directement en connexion, en prise, embrayé, avec une réalité qui nous est accessible par d’autres science humaines ».

Ceci me permettra d’évoquer en fin d’intervention le phénomène de contrainte à la procréation, connu par les études américaines, australiennes et candiennes sous le nom de « coercitive reproduction ».

Si grâce à ce travail que nous commentons aujourd’hui la question du viol/du non consentement a pu sortir d’une occultation révélatrice (p175) il me semble qu’un autre point aveugle n’a pas permis jusqu’ici pas d’envisager le mythe sous l’angle des conséquences de ce kidnapping et de ce viol : une grossesse non désirée pour la femme en question, ici Europe.

La manœuvre de Zeus pour obtenir satisfaction – sa transformation physique sous la forme d’un taureau – en resterait, selon le mythe, à une tentative de séduction qui a fonctionné, puisqu’Europe finalement aurait succombé aux charmes du taureau blond.

Soulignons que cette indulgence à l’égard du subterfuge trompeur se prolonge pour certains illustrateurs du mythe (Haitzinger et Picasso) en une inversion de cette prise de pouvoir sur l’autre, une inversion des rôles présentant Europe comme une dominatrice meurtrière.

Une  mosaïque grecque la figure promenant le divin taureau au moyen d’une corde attachée à son museau (45).

Ces représentations alimentent une vision stéréotypée des femmes qui, par séduction, subterfuge, domination, et même tendance criminelle, « mèneraient les hommes par le bout du nez ».

Dans le domaine de la procréation forcée, nous faisons face à une autre expression très répandue et qui surgit spontanément, toujours associée aux femmes « faire un enfant dans le dos ». C’est d’autant plus piquant que les études montrent qu’une des manœuvres masculines pour engrosser une femme à son insu consiste précisément à retirer subrepticement le préservatif lorsqu’ils sont dans cette position.

La redistribution des rôles masculin et féminin est d’ailleurs au cœur de l’interprétation de ce mythe comme le souligne Françoise Change (citée par Patrick De Neuter) qui dans Le viol d’Europe, ou le féminin bafoué établit une correspondance entre le mythe et la désacralisation de l’amour et du féminin, l’apologie de la force brute, des qualités viriles et de l’appétit de domination et de conquête dans les sociétés patriarcales. Sociétés où le féminin, âme du monde aux époques néolithiques, a été destitué par l’avènement des héros guerriers, puis démonisé par les Dieux Pères jusques et y compris aux âges bibliques, fondements des cultures où nous évoluons aujourd’hui. » [2]  Et de poursuivre :  « La façon traditionnelle de présenter le mythe d’Europe comme une plaisante histoire d’amour entre le Dieu Père et une mortelle nommée Europe, reflète la vision patriarcale qui a confondu viol et amour, parce qu’elle n’a pris en compte que le point de vue de l’homme. On découvrira qu’étrangement, ce mythe d’Europe porte en lui l’explication de certains grands traits de la culture européenne, tels l’hypertrophie des qualités viriles conquérantes développées sur tous les plans, en même temps qu’un déficit de féminin ».

Si le viol mis en scène par le mythe a longtemps été occulté (p.175) il en va de même pour la grossesse consécutive à cette relation sexuelle qui l’est encore davantage.

Patrick De Neuter chiffre à plus de 50 (p.53) les amantes du dieu – compulsion de répétition- précisant qu’elles furent toutes « rendues mère » par Zeus avant d’être abandonnées pour une autre. Le nombre de ses enfants avoisine les 70 fils et filles. Compulsion de procréation ; pour Europe, ce sera trois garçons d’un coup.

Si quelques auteurs portent des jugements négatifs sur le comportement de Zeus –  rusé prédateur, perfide ravisseur, héros d’un mythe répugnant(JB Duroselle)  – il faut reconnaître que les dénonciations de ses ruses et tromperies semblent s’arrêter au fait qu’il s’est déguisé en taureau pour séduire la jeune fille. Et non, en plus du viol, de l’avoir engrossée.

Pourtant, dans le chapitre 7 du livre qui traite de la promesse d’enfant, les motivations conscientes ou inconscientes de ce désir d’enfant chez l’homme sont bien passées en revue

(85) :

Une preuve qu’il en a : virilité et procréation (versus infertilité impuissance)

Exaucer le rêve d’une femme

Quitter l’enfance (faire comme son père)

Avoir une descendance qui réalise les rêves non réalisés ; donner un sens à la vie

Mais surtout damer le pion à la mort.

Et de conclure que « la paternité rend l’homme un peu plus divin ». Ce que confirme cet extrait de  Nicole Stryckman : « Le désir de faire un enfant à la femme désirée est peut-être moins absent du désir des hommes qu’on ne le croit habituellement.   (…) Le désir d’enfant est donc inconscient et commun aux deux sexes, bien que l’on s’accorde à dire qu’il est plus courant et plus présent chez la femme que chez l’homme ».

Patrick De Neuter précise, en lien avec l’angoisse de castration face à une femme/mère toute puissante : « Nous pouvons comprendre que Zeus comme bon nombre d’hommes, éprouve cette nécessité de trouver des réassurance viriles et narcissiques auprès de jeunes femmes très éloignées de l’imago maternelle ». (p. 104) 

Précisions que la mère de Zeus, Rhéa, est précisément la déesse de… la maternité. 

Outre que la propension compulsive de Zeus à engrosser de jeunes filles vierges s’inscrit dans ce rapport à sa propre mère (Avoir un enfant pour s’éloigner l’imago maternelle), l’autre versant, celui de damer le pion à la mort, ne peut se faire sans le corps d’une femme ; et cette dépendance au féminin, curieusement, ne transparaît pas dans ce qui s’échange autour des amours et des sexualités des hommes. S’agissant de Zeus, cet état de fait est encore plus parlant puisque silence est fait sur le fait qu’Héra est aussi la déesse protectrice des femmes et est réputée concevoir seule ses enfants les plus célèbres, sans que Zeus ne la touche !

 Ces deux éléments – mère déesse de la maternité et femme capable d’enfanter seule -, peuvent éclairer la compulsion de répétition de Zeus à procréer. Pourtant ce n’est pas ce que nous retenons du mythe, à savoir qu’Héra est présentée comme l’incarnation de la jalousie, à laquelle un Zeus espiègle tente d’échapper par des subterfuges amoureux. L’excuse de la jalousie d’Héra agit ici comme une légitimation des comportements transgressifs de Zeus. 

Autre élément d’éclairage de la volonté procréative de Zeus – et je reprends les mots de Patrick De Neuter : « Faire un enfant pour renoncer au statut d’enfant et passer à celui de père », devenir l’égal de son père mais aussi « damer le pion à la mort ».  Ici encore, il faut se rappeler  que le père de Zeus est Cronos, le Temps, qui signe précisément la finitude des humains.

Ceci posé voyons ce que nous disent les images du mythe :

Temps 1 un taureau blond ; une corbeille de fleurs, voyage sur les mers etc.  mais rien sur la terreur d’Europe ; Qu’est-ce qui légitime ce kidnapping ? elle était belle, gracieuse, etc.

En résumé, l’attrait que le corps d’Europe suscite malgré elle justifie le rapt, la prise de possession, le viol, l’éloignement des siens, l’exil,….

Temps 2 : Zehar en a parlé ; le rapt/viol se mue en relation consentie.  Elle dit « non » mais en fait « c’est oui ». Hormis quelques très rares représentations la montrant soit incapable de se défendre (Casa Padrino et le bronze d’Europe enchainée au taureau) soit furieuse et se défendant de manière agressive, toutes les autres la figurent « ravie », comblée,  si le fait d’être choisie par Zeus suffisait à ce qu’elle consente.

Quant à la suite de l’histoire, les images du mythe ne véhiculent rien sur l’acte en lui-même ni surtout sur ses conséquences puisqu’Europe passe en quelques instants de jeune fille vierge à mère de triplés. Tout cela sous couvert d’amour comme il le dit à la mère d’Europe pour la rassurer.

En effet, le temps 3 du mythe est narré au passif : après l’accouplement, Zeus donne Europe à Astérion roi de Crète qui était stérile, avant qu’elle donne la naissance aux trois fils de Zeus. Happy end.

Le mythe jette donc un voile sur ce qu’il donne à pourtant voir puisque tout est dit dans le scenario.  On le sait, sans en saisir la portée.  Le su de l’insu peut apparaître comme ce désir, cette volonté à tout prix de s’accoupler, précisément pour avoir des enfants. 

Patrick De Neuter l’a bien décrit :  Zeus est coutumier de ces ruses pour séduire ET engrosser de jeunes filles.  Et peut-être aussi une autre dimension de cette volonté de contrôle et de domination en liant pour toujours cette femme à lui, au travers des enfants.

Si la cosmogonie nécessite évidemment que Zeus ait une nombreuse descendance pour assurer sa généalogie et le peuplement de la terre, rien n’oblige à ce que cela passe systématiquement par des ruses et tromperies (serpent/cheval/Aigle/nuage/…). C’est pourtant le cas pour tous ses enfants, dont les plus célèbres Hélène et Castor et Pollux (cygne/Léda)

La récurrence du subterfuge doit donc être prise en compte non seulement en ce qui touche à l’obtention d’une relation sexuelle mais également à ses conséquences.

Boccace dans « Des dames de renom »[3] écrit précisément « Après qu’elle fut violée par Jupiter, Europe se maria avec Asterius » ; ce qui renvoie à une situation qui n’apparaît pas d’emblée dans les interprétations de ce mythe et de tous ceux qui narrent les ruses amoureuses de Zeus, mais qui est en revanche bien réelle comme le souligne Patrick De Neuter : « L’aventure extraconjugale de Zeus avec Europe se termine comme bien d’autres par un abandon… ainsi comme cela arrive aussi aujourd’hui chez nous, la jeune vierge devenue mère rejoint la cohorte des autres maitresses abandonnées » (p97).

Les effets du mythe sont donc bien au cœur des préoccupations de l’auteur, ce qui je pense fera date.  Je voudrais, comme mentionné au début de mon intervention, faire référence à cette forme particulière de violence intime – bien présente dans les mythes autour de Zeus et de ses conquêtes -, mais totalement sous-estimée et méconnue, en Europe, alors qu’elle déjà bien documentée aux Etats-Unis en Australie et au Canada[4], la contrainte à la procréation (« Reproductive Coercion » dans laquelle la fraude est l’élément central.  Il s’agit d’induire la femme en erreur pour obtenir satisfaction (une grossesse) à son insu.[5]

Si on y retrouve cette composante du mythe, doublée du désir d’enfant avec une femme plus jeune, constante dégagée des études sur la contrainte à la procréation, le plus impressionnant réside dans la même incapacité à voir ce phénomène dans le chef des professionnels de la santé et de l’accueil ;  Comme nous, quand nous écoutons ou lisons le mythe, ils savent que la manœuvre de l’homme a provoqué une grossesse, mais ce n’est pas reconnu comme tel ;  le « diagnostic » en reste à un abus de type sexuel, et non pas procréatif. Une fois le phénomène nommé et défini, ces professionnels reconnaissent en avoir été témoin à de nombreuses reprises, sans avoir pu l’identifier ni prendre réellement la mesure de la charge violente que constitue une grossesse forcée.

Ce désir d’enfant au masculin, parfois très conscient et construit contre l’avis de la femme, est manifestement comme moins grave dans les mentalités que « les femmes qui font des enfants dans le dos ». Pourquoi cette indulgence ?  Pourquoi cet aveuglement ?  Cette difficulté à reconnaître l’ampleur des conséquences de cette fraude ?

Le désir d’enfant chez homme est manifestement attendrissant ; il se légitime de lui-même, face l’exorbitant privilège d’enfanter des femmes, selon les mots de Françoise Héritier. 

Selon les études anglo-saxonnes, la prévalence des grossesses liées à des comportements de contrainte et de subterfuges pour mettre une femme enceinte à son insu est estimée entre 10 et 20% et conduit donc de nombreuses femmes soit à porter une grossesse forcée, soit à avoir recours à une IVG.  Quelle que soit l’issue de cette grossesse, l’impact sur la vie de ces femmes est énorme comme le démontrent les étude,  sur les plans psychique, physique, social, familial mais aussi sur la santé des nouveau-nés.

Il s’agit donc d’un champ de recherches inédit qui vient de trouver en Belgique un début de concrétisation selon des protocoles similaires aux études menées au Québec. [6] Vu les liens avec le recours à l’IVG, la mention de la coercition à la procréation en ce compris le sabotage contraceptif a été intégrée aux formulaires d’enregistrement des IVG pour tenter d’en évaluer la prévalence.

Le mythe d’Europe, comme les autres autres du même ordre, devrait pouvoir s’inscrire dans une lecture plus éclairante de cet enjeu.  Car si pour Freud, les mythes sont moins marqués que les rêves par le refoulement, ils peuvent, écrit-il, apporter un témoignage supplémentaire en proposant une version claire des désirs inconscients. 

Force est de constater que ce désir inconscient, ce désir d’enfant chez les hommes reste minoré, particulièrement dans sa dimension violente et transgressive. 

Sylvie Lausberg

Pour le Questionnement

26 mars 2022


[1] Le désir d’enfant à l’épreuve du deuil Françoise Cailleau Dans Cahiers de psychologie clinique 2005/1 (n° 24), pp 129 à 147

[2] Electre 2022

[3] Boccace De claris mulieribus / Des Dames de renom (1361-1362)

[4] Elizabeth Miller (pittsburgh Univ.) , Sylvie Levesque UQuebec Montreal , Maria Stoops Institute Australie

[5] https://www.rtbf.be/article/sabotage-de-la-contraception-une-tromperie-intime-avec-ivg-a-la-cle-10595925

[6] Doctorat en Psycho UCL ss dir. de Françoise Adam et avec le soutien du Conseil des Femmes Francophones de Belgique

« Et si on (re)lisait Freud » suite….

18 mai 2021

Francis Plaquet

Introduction à la deuxième des Cinq leçons sur la psychanalyse de Freud

Ce texte est la retranscription de mon exposé du 18 mai 2021. Réalisé par visioconférence, ce dernier s’inscrit dans le cadre du projet de relecture de Freud initié par le Questionnement Psychanalytique.

La séance du 18 mai était consacrée à la relecture de la deuxième des 5 conférences de Freud.

Le contenu de cet exposé s’inspire dans une large mesure de l’excellent commentaire de Pierre-Henri Castel, consacré à l’ensemble des 5 conférences.

http://pierrehenri.castel.free.fr/5conf1.htm

Dans cette seconde conférence, Freud développe sa théorie de la résistance et du refoulement. Elle est au cœur  de son exposé.

Dans la première conférence, Freud se penche sur la théorie des traumatismes psychiques dont  Charcot avait établi l’influence sur les paralysies hystériques, sans que l’on ne puisse soupçonner aucune lésion somatique lors de l’accident déclenchant.

Charcot emploie l’expression « état hypnoïde », supposant que le traumatisme s’était produit dans un état de conscience spécial.

Mais parler de « traumatisme psychique » est chez lui une façon de décrire, pas d’expliquer : l’explication était à rechercher selon lui du côté de la neurologie et non de la psychologie, considérée comme purement descriptive.

On était loin à l’époque de penser que l’hystérie était une maladie du psychisme, et qu’on pouvait être malade du psychisme tout comme de n’importe quel organe du corps.[1]

Par contre, Janet, et Freud à sa suite, proposent de démontrer l’existence de processus mentaux spécifiquement morbides.

Mais Freud se distingue de Janet : pour Janet, dit Freud, « l’hystérie est une forme de transformation dégénérative du système nerveux qui se manifeste par une faiblesse innée de la synthèse psychique »

En fait, note Pierre-Henri Castel, dans le milieu médical la dégénérescence est une étiologie de convention.

Freud conteste cela : il est faux de dire que l’hystérie est une déficience, puisque dans l’exemple cité (le cas d’Anna O.), la patiente montre au contraire de surprenantes compensations au symptôme déclaré, par exemple cette capacité à s’exprimer en anglais avec fluidité, venue à Anna O. au moment où son allemand natal était complètement inhibé.[2]

Freud ne rejette pas complètement Janet. Il avoue que la conception de Janet relative au clivage de la personnalité est indispensable à sa propre doctrine ; en d’autres termes, c’est une chose qu’il lui doit.

Mais ses nouvelles hypothèses étiologiques reposent sur sa pratique thérapeutique (autrement dit, sa clinique) et non sur des essais de laboratoire centrés sur l’hypnose.

Freud n’aimait pas beaucoup l’hypnose ; il se qualifiait de piètre hypnotiseur. Il parvenait difficilement à plonger ses patients en « hypnose profonde » c’est-à-dire un état où l’hypnotisé est à la fois lucide et sous influence. Or, atteindre cet état était indispensable à la méthode cathartique, faute de quoi, jamais on ne pouvait arracher au malade les souvenirs oubliés.

C’est alors que Freud décide de se passer de l’hypnose  et de laisser parler les patients en état normal C’est un tournant majeur ! C’est l’acte de naissance de la psychanalyse.

Il s’agissait, dit-il textuellement, d’apprendre du malade quelque chose qu’on ne savait pas et qu’il ne savait pas lui-même; … alors, comment pouvait-on espérer y parvenir malgré tout? » ?

Pour réponde à cette question, il semble qu’il faille reprendre le concept de réminiscence dont il a été question à la première conférence.

Ce qui semble caractériser la réminiscence, c’est qu’elle revient en nous, dans le train ordinaire des idées, en étant porteuse d’un contenu non pas simplement oublié mais dont nous ne savions plus que nous le savions.

En ce sens, il semble que Freud ait laissé ses patients élaborer leurs réminiscences, les laisser monter en eux, et leur révéler qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient selon son expression.

Evidemment, dans ce processus de remémoration, il y a toujours des moments d’arrêt : des moments où le patient se tait en disant qu’il ne se souvient plus de rien

Freud alors utilise une astuce technique qu’il tient de Bernheim : il pose la main sur le front de la patiente et affirme que, quand il l’ôtera, le souvenir recherché surgira.

Et de fait, une fois la main ôtée, le malade sentait revenir le souvenir (traumatique), ce qui permettait de conclure le traitement cathartique (la libération et l’écoulement des affects).

Freud se passe donc de la méthode hypnotique de Breuer.

Ce faisant,  au lieu de postuler un état psychique inaccessible à la conscience, où les souvenirs seraient conservés et actifs sous forme « hypnoïde », il déplace l’énigme autour d’une attitude psychologique singulière, où le malade ne savait pas qu’il savait. Ce moment est capital.

Car c’est alors qu’il développe sa thèse : ce qu’on dit avoir oublié n’est pas perdu, c’est même à la disposition du malade ; mais une « force quelconque » l’empêche de devenir conscient. Est ainsi formulée l’hypothèse majeure de la psychanalyse.

On pouvait ressentir cette force sous forme de résistance du malade à se souvenir ;  c’est, à ses yeux, ce qui justifie son hypothèse étiologique : la cause de la résistance est le refoulement ; le souvenir pathogène est maintenu dans l’inconscient sous forme d’oublié.

Il y a peut-être à cela une objection : concernant cette hypothèse du souvenir maintenu sous forme inconsciente on pourrait objecter que le souvenir précis dont on assure le patient qu’il va finir par le retrouver, que ce souvenir précis est lié à une suggestion.

En d’autres termes : tout cela, le souvenir précis, le refoulement de ce souvenir… et si ce n’était que de la suggestion ?

Mais Freud se détache des techniques suggestives (y compris la main posée sur le front) pour laisser parler ses patients ; la main posée sur le front, ce n’était qu’un stade intermédiaire vers l’association libre.

Il se centre désormais (c’est ce qui intéresse Freud) sur l’approfondissement de son hypothèse étiologique, à savoir le refoulement ; c’est une hypothèse étiologique d’ordre métapsychologique : car, dit-il, le refoulement n’est pas un phénomène observable, et ce n’est pas non plus un phénomène induit ; induit, autrement dit suggéré. Et il ajoute : « J’appelai refoulement le processus dont je faisais l’hypothèse et le considérai comme démontré du fait de l’existence indéniable de la résistance« .

On devine ici la référence au cadre conceptuel de la science-reine de son temps : la thermodynamique[3] ainsi que la physique de Newton. Le mouvement des corps est le phénomène observable, mais la force qui les meut est la cause de leur mouvement ; autrement dit, cette force ne se manifeste que dans l’effet qu’est le mouvement des corps.

De même, s’agissant donc de l’espace psychique, Freud postule l’existence d’une force refoulante responsable de la difficulté à se souvenir de certaines représentations qui, chez ses patientes hystériques, s’avèrent traumatiques

Donc, comme Freud le dit, le refoulement n’est pas un phénomène observable ; ce n’est pas non plus quelque chose qui s’éprouve psychiquement, contrairement à la résistance, l’impuissance à se souvenir ; cette résistance se matérialise comme une lacune dans les propos du patient, un « blanc ». Le rôle du psychanalyste pourrait être de lui indiquer ce blanc, et éventuellement, de proposer quelque chose pour le remplir. C’est toute la question de l’interprétation… Evidemment, nous sommes au début de la psychanalyse et la question de la pertinence ainsi que de la portée de l’interprétation dite « analytique » continuera de se poser, y compris de nos jours… (interprétation et non suggestion ; que vise-t-elle ? La vérité ? La vérité n’est pas-toute dira Lacan bien plus tard…)

Je reviens sur la comparaison entre la psychanalyse et la physique : il y a quand même une différence de taille qui les sépare : Freud est non seulement l’observateur mais aussi le déclencheur du phénomène de résistance, tandis que dans le reste des sciences, l’observation ne provoque pas le phénomène à observer. Quand on force le souvenir inconscient dans le psychisme du patient, cette action suscite la force qui lui résiste.

Quant à l’hypnose, ce n’est qu’en apparence qu’elle se déroule sans résistance ; tout au plus révèle-t-elle (comme c’est le cas aussi dans la technique de la main sur le front) une résistance au thérapeute, autrement dit elle passe pour un conflit externe entre le thérapeute et le patient.

Par contre, dans l’association libre, ce n’est plus Freud mais le patient qui s’aperçoit qu’il lutte contre l’envahissement de sa conscience par une de ses propres pensées, alors il en prend conscience, par lui-même. Il découvre que la racine du conflit est en lui, non dans la relation avec le thérapeute.

En somme, dit Freud, « la résistance au thérapeute a pour origine la résistance à soi-même. »

Alors la question qui se pose est la suivante : « qu’est-ce qui est refoulé ?  » Et pourquoi est-ce refoulé ? Réponse de Freud : c’est la représentation d’un « désir intolérable », parce qu’il est « incompatible avec les exigences éthiques et esthétiques de la personnalité ».

Jusqu’ici nous avions l’opposition entre conscient et inconscient ; nous apprenons maintenant que cette opposition relève d’un conflit éthique entre les  valeurs du « moi » et les « motions de désir » qui émergent de façon insistante.

Pour ce qui est du refoulement, il est important de noter qu’il est resté le même dans la résistance actuelle que le refoulement qui s’est produit dans le passé, au moment du rejet de la représentation traumatique insupportable… et ce, même si le refoulement premier remonte à la petite enfance.

Freud développera cela plus tard dans un article de 1915 intitulé L’inconscient.Dans ce texte majeur il donne les caractéristiques de l’inconscient ; l’une de ces caractéristiques est que l’inconscient ne connaît pas la temporalité ; de même qu’il dira par ailleurs que le désir est indestructible. Mais ceci déborde le cadre des conférences.

Pour illustrer la théorie du conflit entre l’instance morale (Freud ne parle pas encore du Surmoi) et les désirs interdits, il reprend le cas d’Elizabeth von R. déjà développé dans les Études sur l’hystérie.

Il y est question d’une relation de sympathie familiale, une sympathie de convention et de bon aloi que la jeune fille entretient avec son beau-frère, le mari de sa sœur. Dans ce contexte familial, elle pouvait se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce que c’est ma sœur, et que cela s’inscrit dans les règles de la bonne entente familiale » (autrement dit, « c’est normal »). Cette idée deviendrait cependant équivoque si elle en venait à se dire « J’aime celui que ma sœur aime, parce qu’il me plaît ». L’investissement affectif peut se produire à l’insu de la jeune fille qui, en un sens, n’imagine rien de répréhensible dans son attachement à son beau-frère.

Mais la mort de sa sœur change la donne. Non seulement Elizabeth s’aperçoit que son amour ne diminue pas alors que la raison familiale indirecte d’aimer le beau-frère ne joue plus, mais pire, une pensée fait alors irruption en elle : « à présent il est libre et peut m’épouser ». Cette pensée est pour elle moralement intolérable et elle s’efforce de chasser ce désir hors de sa conscience (« Mais comment puis-je penser une chose pareille? Il ne faut plus y penser, etc. »). Or, si elle parvient à l’oublier, elle tombe aussitôt malade et développe des symptômes hystériques.

Freud en déduit que si les hystériques souffrent de refoulements, il s’agit de refoulements ratés. En attestent les symptômes !

En fait, nous ne savons pas ce qu’est un refoulement réussi, parce que s’il est réussi, il n’a aucun effet, et ne se voit pas. Ce qui se perçoit, c’est le retour du refoulé qui intervient de manière déguisée, au travers d’équivalents symboliques, dit Freud, notamment au niveau des symptômes…

On peut alors se poser une question : d’où viennent ces interdits moraux considérés comme responsables du refoulement ? Réponse : ces interdits viennent de la société et des idéaux qu’elle véhicule. ; ils sont liés aux tabous sociaux en général…

Or, quand on pense au prix payé en symptômes, soit disant pour protéger le moi, ne serait-il pas plus simple de balayer ces interdits et de réaliser ses désirs ? Dans le cas d’Elizabeth von R., pourquoi n’épouserait-elle pas celui qu’elle aime ? Au diable les prohibitions de la société bourgeoise avec toutes les restrictions qu’elle comporte vis-à-vis de la sexualité féminine !

Ce n’est pas si simple. Il est vrai que les conduites socialement admises dans tel ou tel type de société jouent un rôle mais ce n’est pas l’essentiel. Il serait faux de croire qu’une société idéale serait celle qui permettrait de réaliser ses désirs. « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » (Dostoïevski, « Les frères Karamazov »). Au-delà du débat philosophique qu’elle soulève, cette question intéresse aussi la psychanalyse.

Car ce que la Loi protège (avec majuscule), c’est le désir. Lacan le formule d’une façon inversée : « le désir, c’est la Loi ». Cela implique que fondamentalement, le désir humain n’est pas fait pour être satisfait, il ne peut être que reconnu (sans pour autant pouvoir être nommé : le désir c’est le manque) ; c’est précisément ce que les interdits sociaux méconnaissent ; tandis que tout ce qui tourne autour du désir (et de ses embrouilles !) est un enjeu de toute cure analytique…

Evidemment ce sont des questions qu’on ne peut guère soulever dans le cadre de cures suggestives ou cathartiques ; mais elles viennent à l’esprit, et à la parole, des patients en analyse…

A un moment donné de son exposé, Freud revient sur les conceptions alternatives de ses prédécesseurs (Janet, Breuer). Il y revient pour marquer sa différence.

La théorie cathartique, notamment, dont est parti Freud, donne lieu à une conception du psychisme qui  tend à figer (soit à considérer comme statique) l’opposition de l’inconscient au conscient ; une opposition mise en avant par l’hypnose ; par contre la relation que le thérapeute établit avec son patient, en soutenant l’association libre, éclaire la lutte, intérieure au patient, entre son moi et ses désirs refoulés.

On ne peut nier que l’hypnose donne accès à une partie du matériel inconscient. Elle  produit même certains effets thérapeutiques en luttant contre les débouchés symptomatiques de ce même matériel inconscient. Mais ces effets ne sont pas durables : parce que l’hypnose ne liquide pas la tendance refoulante, qu’elle ignore, et qui est pourtant toujours agissante et susceptible de produire de nouveaux symptômes. Seule la résistance, dit Freud, fait connaître le refoulement, et seule la levée de ce refoulement interrompt la production de symptômes (symboliquement associés les uns aux autres).

C’est en effet une question cruciale pour Freud : la durabilité des effets de son approche alternative comme preuve pratique qu’on a atteint le véritable ressort du symptôme.

Reste cependant une difficulté : « on ne voit pas  vraiment, dit Freud, comment on arrive du refoulement à la formation du symptôme ». Son idée de « causation symbolique » (on pourrait dire : le « mécanisme ») n’élimine pas la question. En fait la formation du symptôme, comme toute formation de l’inconscient (l’expression est de Lacan), rêve, lapsus, acte manqué… implique un retour du refoulé ; d’une certaine manière le retour du refoulé est le refoulement ; Lacan, bien plus tard, parlera de substitution signifiante, comme dans la métaphore…

Pour ce qui est maintenant de la levée du refoulement, celle-ci nécessite, selon les termes de Freud, l’intervention d’un « médiateur » qui est le psychanalyste. Ce qui implique que le psychanalyste intervient en tiers entre le patient et lui-même ;  son rôle est de l’inciter à parler, tout en s’abstenant de parler à sa place, et en n’intervenant que là où il suspecte que ce qu’il entend est infiltrés d’un contenu dont le patient n’a pas conscience (et qui renvoie à une « Autre scène » comme il l’a dit dans son livre publié en 1900 sur L’interprétation des rêves).

La relation Analyste – patient (plus tard avec Lacan on dira « analysant ») est donc très différente de la relation duelle thérapeute – patient dans les cures par la suggestion où le patient se trouve sous la dépendance absolue de celui qui sait à sa place.

La levée du refoulement consiste à remonter la chaîne associative jusqu’à son origine supposée. Ce n’est pas une chaîne linéaire car elle comporte des détours. (Dans d’autres textes, Freud parle de surdétermination à propos des formations de l’inconscient, c’est-à-dire que chaque point est relié aux autres par des liens associatifs multiples).

Ceci nous ramène à la question de la causalité. En fait la causalité inconsciente n’est pas du tout la même que la causalité des sciences de la nature (où on établit des lois générales), elle est réduite au contexte singulier de la vie psychique d’un individu, et est subordonnée à un réseau de significations valables pour lui seul. Impossible, en ce sens, de dire en général que telle représentation cause tel symptôme. Il en va de même pour l’interprétation des rêves, laquelle n’implique nullement l’existence de ce qu’on pourrait appeler une « clé des songes ».

Le symptôme, dit Freud, n’est qu’une « formation substitutive » qui remplace la représentation initialement refoulée, mais qui est parvenue à la conscience, sous un déguisement, impossible à identifier par le névrosé.

Mais la sensation de déplaisir attachée à la représentation de départ demeure : c’est que l’affect qui a été réprimé en même temps qu’a été refoulée la représentation[4]  insiste et est toujours prête à se manifester.

Il est à noter que c’est dans la mesure où le symptôme fait pour énigme pour le sujet, que celui-ci sera amené éventuellement à demander une analyse ; ce n’est pas automatique : la souffrance psychique (en termes freudiens, le déplaisir) ne suffit pas pour conduire quelqu’un jusqu’au cabinet de l’analyste ;  pour faire une analyse, il faut qu’un symptôme fasse énigme…

Freud termine son exposé en évoquant l’effet thérapeutique de la psychanalyse qui s’obtient, à terme, par la réintégration de la représentation refoulée, de manière à permettre au patient de régler le conflit autrement que par le refoulement des représentations de son désir.

Une autre issue  thérapeutique possible mais seulement effleurée serait la sublimation, soit par exemple les activités artistiques dans lesquelles le désir est dirigé vers un but plus élevé et accepté socialement. Mais Freud ne fait qu’évoquer la sublimation, sans s’y attarder.


[1] de son côté, J-P Lebrun, pour définir la maladie mentale, utilise l’expression « être malade du mental »…

[2] l’argument de l’anglais est sujet à caution: Anna O. connaissait l’anglais avant de perdre l’usage de l’allemand ; ainsi, l’hypothèse d’une perte de ses facultés pourrait se tenir

[3] La thermodynamique est la branche de la physique qui traite notamment des transformations de l’énergie entre différentes formes.

[4] dans son article sur l’Inconscient Freud précise que seule la représentation est refoulée ; l’affect est soit réprimé, soit déplacé, déplacé sur une autre représentation

Et si on (re)lisait Freud

Conférence d’introduction

20 avril 2021

Anne Debaar

En 1979, 70 ans après le voyage que Freud fit aux États-Unis,  j’étais une étudiante  de première année à la faculté de psychologie de l’UCL….le cours intitulé « introduction à la psychanalyse » était donné par un tout jeune professeur, Bernard Rimé … passionné par la question des émotions et de la psychologie sociale…pas du tout psychanalyste ……Par contre, son cours d’introduction reprenait la lecture d’un ouvrage de Freud : « 5 leçons sur la psychanalyse » .

Plus tard, dans mon analyse personnelle,  j’ai construit un souvenir qui me paraît un peu étrange aujourd’hui…… on recule d’un an, 1978, Pour le coup, c’est moi qui suit en Amérique …..Dans la bibliothèque de ma high school, il y a 3 livres en français : l’un d’eux est ….du moins dans mon souvenir…: « la science des rêves » de Sigmund Freud…je l’emprunte….C’est étrange ….la science des rêves en français dans la bibliothèque d’une public high school ….

Quand est-ce que j’ai  vraiment rencontré Freud pour la première fois ? Allez savoir …Est ce que c’était ce livre emprunté parce que j’avais envie de lire quelque chose dans ma langue…. ou est -ce que ce furent les « 5 leçons »  proposées par ce professeur qui ne s’intéressait guère à Freud… ? 15 ans d’analyse ne m’ont pas apporté de certitudes….sur la question…

Et si on (re) lisait Freud ?

Il y a des textes que la doxa freudo-lacanienne, le politiquement correct du petit monde des analystes jugent nettement plus cruciaux dans la production de Freud…C’est évident…Cela fit d’ailleurs l’objet d’une discussion au sein de notre association ….Au QP tout se discute….1ère topique, 2ème topique, 1914  le Narcissisme, 1920 Au-delà du principe de plaisir ,….pulsion de mort, Freud avec ou sans Lacan….etc etc …C’est certain en 1909 lorsqu’il embarque sur ce bateau pour l’Amérique…. la première guerre mondiale n’a pas encore eu lieu…en 1909 Freud n’a pas encore pris la mesure de la question du narcissisme ni de la question de la pulsion de mort….….et pourtant c’est avec ce texte qu’on part aujourd’hui…5 leçons sur la psychanalyse ….Ce texte proposé comme objet pour un cartel par un tout nouvel arrivant dans notre association….

Je  parle de ça parce que je crois que c’est un point éclairant sur comment ça marche au QP ? Disons que ce n’est pas nécessairement  la doxa qui l’emporte …c’est, je veux le croire, le désir de chaque un….et j’en profite, puisqu’il y a devant moi des visages qui ne me sont pas familiers  pour parler un peu de notre association …On peut trouver sur le site du Questionnement les grandes lignes de ce qui motiva quelques analystes à créer cette association dans les années 1980….dans un paysage ou d’autres associations réunissant des analystes d’orientation lacanienne existaient déjà…Je veux croire que ce qui fait notre particularité c’est précisément que chacun est invité singulièrement  à y suivre le chemin  de ses propres questions pas sans Freud et Lacan bien sûr, mais avec d’autres aussi du côté de la philosophie, de l’art, des sciences….et dans un mouvement d’articulation avec nos pratiques cliniques singulières là où nous sommes confronté  en 2021 à d’autres difficultés, à d’autres discours que ceux auxquels Freud ou Lacan ont eu  affaire …Au fil de l’existence du QP et de notre expérience de cette association , nous croyions aujourd’hui pouvoir accueillir et offrir un espace de travail pour des lectures et des recherches qui sont parfois très pointues (je pense notamment aux travaux de Christian Fierens  ou de Pascal Nottet et aux Journées que nous avons consacré ces derniers mois à ces  travaux) mais aussi un espace qui soit accueillant pour les travaux et les questions  des plus jeunes, de ceux qui partent à la découverte de la psychanalyse et de l’inconscient…

Dans mon propos aujourd’hui, je vais essayer de dessiner les grandes lignes d’ un paysage, de contextualiser un peu les années  qui précèdent  ces 5 conférences . Nous allons aller à la rencontre d’un certain Freud , Qui est ce Freud de 1909 ? Quel chemin a-t-il déjà parcouru ?

Je ne vais pas pouvoir  retracer tous les détails de ce chemin. Quand il prend ce paquebot pour traverser l’Atlantique, Freud a déjà 53 ans …ce n’est plus un jeune homme…. Il est fort probable que d’autres après moi continueront ce parcours de contextualisation au fil des thèmes qu’abordent ces  5 leçons….

Dans ce qui va suivre je vais puiser mon inspiration à 4 sources : La première : l’excellente biographie « Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre » d’Élisabeth Roudinesco parue en  2014.la seconde : La biographie  écrite par Ernest Jones dans les années 50 ….Une très belle fiction sur la vie de Saint Sigmund … …La troisième , c’est une petite partie de l’immense  correspondance de Freud et plus particulièrement les échanges qu’il aura avec ses disciples autour de 1909 et le récit qu’il fait de son voyage en Amérique à travers un petit journal de bord…..et enfin 4ème source  l’ouvrage de Henri Ellenberger « Histoire de la découverte de l’inconscient ». Pas un fan de Freud mais c’est un bon historien…

Freud est né en 1856 à Freiberg dans le Royaume de Saxe en Prusse . Sa famille s’installe définitivement à Vienne 4 ans plus tard.

Il s’est passé toute sorte de chose dans les années qui précèdent leur arrivée…Les peuples d’Europe étaient plutôt  d’humeur révolutionnaire…et l’émancipation des juifs fait partie des idéaux révolutionnaires. Vienne n’y a pas échappé mais en 1848 la révolution où la ville de Vienne était pourtant grandement impliquée a échoué et un empereur est revenu sur le trône. :François Joseph 1er et son épouse l’impératrice Sissi… A l’époque,  Il y a toutes sortes de conflits dans la zone entre l’Autriche et la Prusse. Lorsque la famille de Freud s’y installe, , la riche et libérale Vienne est cependant devenue un vrai refuge pour les juifs d’Europe. Comme le dit Roudinesco, Les juifs viennois peuvent presque se permettre d’être simplement viennois . Dans la communauté juive elle-même , dès le XVIIIème siècle, Le mouvement des lumières avait aussi donné naissance au mouvement de la Haskalah avec notamment la figure de Moses Mendelssohn philosophe qui en fils des lumières lui aussi soutenait la séparation du politique et du religieux et encourageait  les juifs a l’intégration. J’ignore si les ancêtres de Freud était des lecteurs de Mendelssohn mais  La famille de Freud s’inscrivait en tous les cas plutôt de ce côté-là de l’histoire…C’était une famille de commerçant d’origine juive libéraux et  peu religieux

Adoré par sa toute jeune maman Amalia dont c’est le premier enfant, Freud déjà tout petit se sent prédestiné à un destin exceptionnel et rêve de gloire…son héros Hannibal…le génial stratège carthaginois qui défia Rome…et se lança dans une cause perdue….

1867, Freud a 11 ans,  c’est l’acte de  naissance de l’Empire austro hongrois et Vienne en est le centre . Tous les juifs citoyens de cet empire, obtiennent enfin l’égalité des droits.

…..

La belle intégration viennoise de la communauté juive et la paix relative dans laquelle elle vit  n’auront  qu’un temps. En 1873, le magnifique opéra de Vienne  vient juste d’être achevé. Freud  a 17 ans. Une grande crise économique connue sous le nom de « grande déflation » frappe la ville . Cette crise  liée à la spéculation immobilière va affecter le monde pendant plus de 10 ans…. Et va de nouveau changer la donne pour les juifs de Vienne et d’Europe……L’antijudaïsme  traditionnelle du monde chrétien va prendre un nouveau visage : celui de l’antisémitisme . L’antisémitisme comme mot, comme idée avec sa notion de races supérieures et inférieures apparaît entre 1860 et 1879 . Avant cela, Les juifs étaient ostracisés, haïs, persécutés pour leur appartenance à la religion juive mais la notion de race qui existait par ailleurs pour les humains qui n’étaient pas de couleur blanche n’entrait pas vraiment en jeu à leur encontre du moins………A partir de ces années -là, ce n’est plus l’anti judaïsme mais bien  l’antisémitisme qui va se diffuser dans toute l’Europe jusqu’au drame effroyable que l’on connaît.  Freud est né dans une famille plutôt libérale et fort peu religieuse mais le contexte sociétale et l’antisémitisme vont d’une certaine manière le confronter à la judaïté… Plus tard, Extraire la psychanalyse de la seule  communauté juive semble avoir été  un enjeu important pour lui…Au passage il faut noter que Freud a aussi eu un rapport particulier avec une autre  religion , la religion catholique…Dans sa prime enfance, sa « nannie « tchèque, celle dont il dira dans une lettre à Fliess qu’elle fut son « professeur de sexualité », l’entraina avec elle dans les églises…. lui raconta d’innombrables histoires de diable, de saints, de péchés, de confessions et de pardon…

Adolescent, Freud se passionnera  pour la philosophie et particulièrement pour la philosophie matérialiste. Ce terme de « philosophie matérialiste «  est né avant Marx, au XVII pour désigner les philosophies qui nient l’existence de substances spirituelles (les « âmes ») et ne reconnaissent que celle des substances physiques et corporelles…2 de ces grands représentants au XIXème siècle seront Charles Darwin  (l’origine des espèce 1859) et Claude Bernard père de la physiologie qui découvre le principe d’homéostase  en 1850… On voit bien comment à cette époque philosophie et science sont encore très proches parentes….Le jeune Freud en tous les cas se méfie de la métaphysique et de l’idéalisme… Pour ce jeune homme, les religions quel qu’elles soient sont une entrave à la pensée…

Sur le thème Freud et les philosophes j’espère que nous aurons l’occasion de recevoir un invité qui nous éclairera plus que je ne peux le faire moi-même….c’est dans nos plans….

En 1873, à 17 ans, Freud s’engage finalement dans des études de médecine. A cette époque, les nombreuses découvertes anatomo cliniques,  biologiques, physiologiques des 50 dernières années  sont en train d’emporter la médecine vers la science et loin de tout romantisme … Même les  maladies de l’âme sont en voie d’être extirpées de la philosophie spéculative pour entrer dans le champ de cette science… c’est ce qui s’enseigne à Vienne où étudie le jeune Freud….et ça lui convient….jeune diplômé, le voilà devenu chercheur dans les laboratoires du père de l’histologie Ernst von Brücke….…excellent chercheur paraît-il…., mais en 1883 âgé de 27 ans,  il quitte pourtant le monde des laboratoires  ….il n’y a guère de débouché, il ne vient pas d’une famille vraiment aisée, ce n’est pas bien payé  et comme il est tombé fort amoureux de la jolie Martha  Bernays qu’il veut épouser  il doit gagner correctement  sa vie…Il a 27 ans

Il va s’orienter vers le  traitement des maladies nerveuses….

A l’époque, le traitement des maladies nerveuses restent encore vaguement baignées  dans les séquelles plus ou moins spiritualistes des théories sur le  magnétisme  animale de Mesmer… Sur ces questions qui concernent l’histoire de la psychiatrie dynamique,  le travail d’Ellenberger publié en 1970 sous le titre « l’histoire de la découverte de l’inconscient . Histoire et évolution de la psychiatrie dynamique» est assez éclairant…On y voit comment on va passer du magnétisme à l’hypnose, et comment l’hypnose, cette vieille pratique humaine liée au monde des shamans et des sorciers, va ,à partir du XVIIIème siècle,  se balader alternativement  entre les champs du spirituel et le nouveau monde scientifique…entrant et sortant depuis lors de la science avec une belle régularité …

Retour à Freud qui veut donc se lancer dans le traitement des maladies nerveuses…..

…6 ans auparavant en 1877, Freud, encore étudiant en médecine, a rencontré un médecin viennois, d’origine juive lui aussi, du nom de Joseph Breuer.  Ils deviennent amis. Breuer a 14 ans de plus que Freud. Ils s’intéressent tous les 2 à la philosophie .Breuer  est un médecin bien installé avec une riche clientèle  …C’est un homme  généreux avec ses amis.  II aide et conseille le jeune Sigmund….il discute ensemble : hypnose…hystérie…En 1880, alors qu’ils sont déjà amis,  Breuer a essayé de traiter une certaine Bertha Pappenheim, amie de la fiancée de Freud,  qui présentait de nombreux symptômes forts étranges…… le jeune Freud s’intéressa d’emblée à cette histoire où il était question de trauma , de sexualité, de réminiscence…d’hystérie….

L’usage du terme de névrose depuis la fin du XVIIIème existe déjà il s’agit des maladies nerveuses sans lésions identifiables

La question du rôle de la sexualité dans les névroses est une question qui n’ avait  pas attendu Freud…

La question de l’hystérie, des femmes et du sexe est une histoire fort ancienne…Hippocrate concevait l’utérus comme un petit animal habitant le corps de la femme et se jetant sur d’autres organes provoquant des crises semblables aux crises d’épilepsie…Galien au IIIème siècle après JC remis un peu l’affaire en cause et la connecta avec la rétention de la semence féminine ….Au moyen-âge, on recule,  l’hystérie féminine est surnaturelle, diabolique….c’est le terrible temps des sorcières…où des milliers de femmes mourront sur le buchers de l’inquisition…. Au XVI ème avec la renaissance on relit Le grec Galien on parle de passion…. …Attention, il faudra attendre le XIX ème siècle et Karl Ernst von Baer pour que soit découverte en 1827 l’existence de l’ovule c’est à dire le rôle que la femme joue dans la procréation jusqu’à là , la femme était pensée comme de simple réceptacle du petit homoncule que l’homme déposait en elle…. Du côté du traitement , Ce n’est pas très glorieux non plus…l’hystérie  quitte à peine la sphère religieuse particulièrement meurtrière pour les femmes qu’elle  tombe dans les mains de la toute jeunette science sur toutes sortes de saignées et autres cures magnétiques qui visait à rééquilibrer les fluides liés à l’ appétit sexuel  féminin supposé débridé…Je vous conseille pour vous en faire une idée des fantaisies du XVIII siècle l’ouvrage de De Bienville publié autour de 1750….et qui s’appelle « Nymphomanie ou traité de la fureur utérine » on le trouve facilement en lecture libre sur internet……Incroyable

http://www.psychanalyse.lu/articles/BienvilleNymphomanie06.htm.

Même si le mot sexologie n’avait pas encore vu le jour (il apparaitra en 1911) .Fin du XIXème, les questions sexuelles étaient tout à fait dans l’air du temps. Mais le fait que la science et la médecine s’y intéresse était cependant assez neuf….Il y avait bien eu un livre publié par un médecin français Nicolas Venette en 1696 qui portait le titre « Tableau de l’amour conjugal » et où pour la première fois dans un ouvrage qui se voulait scientifique  il était question de sexualité humaine mais l’auteur avait oublié d’y parler des femmes… En 1758 un autre médecin avait publié un livre sur la masturbation et ses conséquences néfastes…C’est aussi dans ces  années-là  que De Bienville publie son ouvrage « La nymphomanie ou traité de la fureur utérine »

Mais  Il faudra attendre Darwin en 1859 pour entrer dans une certaine modernité scientifique …La deuxième moitié du XIX verra la naissance des travaux de Krafft Ebbing  germano autrichien comme Freud qui avec sa Psychopathia  Sexualis publiée en 1886 fera un véritable best-seller …sorte de catalogue des perversions qui reflétait l’opinion dominante alors selon laquelle toute sexualité non orientée vers la reproduction était déviante…Il y a eu aussi dans cette période les travaux du britannique  Havelock Ellis, un contemporain de Freud qui publia entre 1897 et 1910 « Études de psychologie sexuelle ».  Freud et lui auront des contacts au moins épistolaires….

Sur le thème des maladies dites nerveuses, dans le monde occidental de la fin du XIX siècle . Au moment où Freud s’intéresse à ces questions , c’est l ‘École française de psychiatrie avec Berheim (École de Nancy) d’un côté et l’école de la Salpêtrière avec Charcot  de l’autre  qui sont considéré comme à la pointe de la recherche sur ces questions…Voilà donc Freud en 1885 (il a 29 ans) parti pour venir se former à Paris à la Salpetrière avec Charcot et les hystériques….

La conception que Charcot se faisait de l’hystérie était largement inspirée des travaux que Briquet avait publié 26 ans plus tôt. 

… En 1859, Briquet publie un « Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie ». Il s’oppose à la thèse qui circulait alors selon laquelle des frustrations sexuelles seraient à l’origine des crises . Son étude porte sur 430 patients hystériques. IL dénombre un homme pour 20 femmes. Il constate que les religieuses des couvents sont peu touchées alors que les prostituées le sont  (d’où son rejet de la théorie de la frustration sexuelle)…Il découvre que  l’hystérie est souvent la conséquence d’émotions violentes, de chagrins prolongés, de conflits familiaux, d’amours déçues chez des sujets prédisposés et hypersensibles… (Ellenberger) C’est à peu près la conception que Charcot reprendra concernant l’hystérie.

Charcot avait  en plus une hypothèse et son travail consistait  à mener des recherches sur cette hypothèse : l’état hypnotique est similaire aux état d’un sujet lors une crise d’hystérie . Les hystériques souffrent d’hypnotisme…..Pour Charcot l’hystérie était  une maladie fonctionnelle c’est à dire  un dérèglement physiologique réversible de tout ou partie de l’organisme, sans atteinte organique ni trouble métabolique majeur.

Selon lui , l’hystérie cependant avait des origines traumatiques mais sur fond de problèmes héréditaires Pour lui ces femmes (voire ces homme)  issus surtout de milieux populaires dans ce grand hôpital public de Paris où il officiait avaient été victimes d’ abus et  de violences y compris sexuelles…. En hypnotisant les hystériques…il ne cherchait pas vraiment à les soigner mais il cherchait à démontrer le bien-fondé de sa théorie….Les états hystériques et les états hypnotiques étaient une seule  même chose…Charcot produisait devant un parterre de médecins venus de l’Europe entière des  symptômes et des crises sous hypnose  qu’il faisait ensuite disparaître en arrêtant l’hypnose ….Ce fut la guérison de paralysies hystériques spectaculaires qui firent la réputation de Charcot mais Charcot s’intéressait nettement plus à la recherche et à l’enseignement qu’aux traitements…Et quand on lit Ellenberg on se dit qu’en effet la suggestion a dû jouer un rôle de premier plan dans ces grands spectacles….

De l’autre côté il y avait l’école de Nancy avec notamment Liébault, l’hypnotiseur et Bernheim, lui aussi pendant longtemps grand praticien de l’hypnose….

En démontrant que l’hypnose était surtout le résultat d’une suggestion verbale (et critiquant au passage) les résultats de Charcot, Bernheim avait ouvert la voie à la psychothérapie par  la suggestion…Plus besoin de l’hypnose …. C’est à lui que nous devons le nom : « psychothérapie » Du côté de Bernheim, il s’agissait surtout de la parole comme thérapeutique …. pas encore de la parole du patient  mais bien de la parole suggestive du thérapeute.

Voilà donc ce que Freud découvre à Paris…et qui vient confirmer des hypothèses dont il avait l’intuition…l’hystérie est un trouble fonctionnel, les symptômes ont un sens caché,  il y a quelque chose de l’ordre  du trauma et du sexuel qui est en jeu dans les névroses…et enfin, la parole peut servir d’outil thérapeutique…

Il me  semble que c’est essentiellement et d’abord sur ce dernier point que Breuer et Freud vont faire rupture avec ce qui se passait à cette époque du côté de la prise en charge thérapeutique de ces malades …Ils vont se mettre non plus à regarder ou à provoquer les manifestations de l’hystérie pour faire progresser le savoir et tester leur hypothèse, ou à simplement  hypnotiser ou suggestionner les hystériques pour les « thérapeutiser » (encore qu’il le feront aussi et on en a de parfaites  illustrations dans les études sur l’hystérie)….mais ils vont commencer à écouter ces femmes en souffrance…et  dans le chef de Freud au moins , à tirer des conséquences de ce qu‘il va entendre. Cela paraît un chemin logique?… Et pourtant aujourd’hui comme hier …commencer par simplement écouter le patient, c’est loin d’être gagné…

Notons que  ce ne sont pas tout à fait les même femmes que celle qui hantent les grands hôpitaux publics parisiens …..les femme que Freud va rencontrer sont  des femmes de la bourgeoisie Viennoise de la fin du XIXème. Elles viennent de milieux aisés mais  Elles vivent dans une société très patriarcale qui les infantilise totalement. Ces femmes n’ont aucun pouvoir hors de leur petit univers domestique et  n’ont quasi aucune liberté si ce n’est celle que veut bien leur accorder leur père ou leur mari….ce sont ces femmes-là,  issues de la bourgeoisie viennoise  juive, des femmes souvent cultivées , intelligentes, que Breuer d’abord, Freud ensuite, vont rencontrer dans leurs consultations …et il faut bien rendre cela  à toutes ces femmes : c’est grâce à elles, à leurs paroles enfin entendues  que la psychanalyse va pouvoir s’inventer…

1895….Différents ingrédients sont réunis :  Freud est un homme de 35 ans qui a été formé et qui croit à la science de son siècle…Il est convaincu depuis son jeune âge qu’il fera d’importantes découvertes.  Il a accepté l’idée d’occuper une position  potentiellement marginale par rapport aux milieux académiques viennois. Il pratique en cabinet une médecine libérale. Il est soutenu par son vieil ami et mentor de la première heure Joseph Breuer (soutenu ….jusqu’à un certain point nous allons le voir)  Il a rencontré Charcot et Bernheim en France. Il s’est formé auprès d’eux.  La question de la sexualité en position causale et la question de la parole sur le versant du traitement sont acquises pour lui.

Il a écouté au cours de ces premières années de pratique suffisamment de patientes pour avoir aussi perçu le rôle de la relation transférentielle comme un facteur essentiel dans le traitement (sur ce point Breuer et lui s’oppose radicalement ). . Il va pourtant réussir à convaincre un Joseph  Breuer très réticent de publier ensemble « Études sur l’hystérie ».

Les études sur l’hystérie sont parfois considérées comme l’ouvrage qui signe l’acte de naissance de la psychanalyse ….Et pourtant on est encore loin de ce que nous appelons la psychanalyse. Ce qui est logique, puisque après tout à ce moment-là Freud n’a pas encore découvert l’inconscient….. Il s’agit en réalité de cures cathartiques avec encore quelques fragments d’hypnose et beaucoup de suggestions…. Les patientes sont invitées à se remémorer des souvenirs traumatiques…Mais au moins, cette fois il y a quelqu’un qui  les écoute parler et qui choisit de  tenir compte de ce qu’elles disent…..Freud au moment de la parution des « Études sur l’hystérie » est en tous les cas convaincu de 2 choses au moins : les hystériques souffrent de réminiscence. Leurs symptômes sont provoqués par une défense psychique contre un traumatisme sexuel réel. (moins de 2 ans après cette publication il remettra radicalement la réalité du trauma en cause ).Et l’autre chose dont il est convaincu en 1895 c’est que la méthode qu’il utilise marche …Elle fait disparaître les symptômes….

 Si j’évoque  aujourd’hui ces « études sur l’hystérie »,  c’est parce que ,c’est dans cette ouvrage que sera publiée pour la première fois l’histoire d’Anna O, Mademoiselle Bertha Pappenheim de son vrai nom . Patiente que Breuer avait traité en 1880 et dont il avait longuement parlé  à l’époque à un jeune Freud fasciné par cette histoire ….

Lorsqu’il prendra la parole en 1909 à La Clark University  c’est l’ Anna O  de 1880, l’Anna O de Breuer qu’il fera monter avec lui sur la scène….

Anna O est une histoire freudo-breuerienne, un personnage de l’histoire de la psychanalyse…. La véritable Bertha Pappenheim ne se reconnaitra jamais dans le portrait que Freud et Breuer firent d’elle à travers cette si célèbre « Anna O » et refusera d’ailleurs toujours de commenter cette histoire….Après la cure avec Breuer, elle séjournera à plusieurs reprises dans  différents centre de cure psychiatriques…Breuer n’avait pas du tout guéri Bertha Pappenheim……Cette première histoire de cas recèle déjà bien des questions que posent encore aujourd’hui les études de cas entre réalité et fiction….au service de la théorie…

En 1909, d’ailleurs, La véritable Mademoiselle Pappenheim, qui n’est plus une jeune fille elle non plus, a rompu avec la névrose et les thérapies en tout genre et se trouve  elle aussi aux USA en tant que conférencière pour y défendre ses convictions sociales, politiques et surtout féministes dans un congrès qui porte sur la prostitution …. Mais avant d’en arriver à ce moment de 1909, je vais encore un peu me balader avec vous si vous le permettez …

La rupture de la longue amitié entre Freud et Joseph Breuer aura lieu dans les 2 années qui suivent la publication des « Études sur l’hystérie » Il y avait des désaccords entre eux sur l’étiologie sexuelle des névroses, sur le rôle du transfert dans le succès des cures. Breuer ne pratiquait déjà plus les cures cathartiques lorsqu’il accepte de  publier conjointement avec Freud « les études sur l ‘hystérie » juste pour lui faire plaisir…

Et pourtant en 1909 Freud persiste et signe dans sa première leçon et donne la paternité de l’invention de la cure analytique à Breuer avec lequel il n’a plus aucun contact . Roudinesco fait des hypothèses sur le rapport très particulier que Freud entretenait avec ses meilleurs amis masculins …Il venait  à l’époque de sa rupture avec Breuer de rencontrer Willem Fliess….autre vaste chapitre assez surprenant sur la névrose freudienne mais que je n‘ouvrirais pas.. .

Quoi qu’il en soit, après cette première publication, Freud  était bien décidé à défendre ses nouvelles convictions. Ce qu’il fait dès l’année suivante (1896) en publiant seul cette fois un article intitulé « l’hérédité et l’étiologie des névroses » où apparaît pour la première fois le mot «  Psychoanalyse »  et où il propose une première classification personnelle et inédites des névroses rompant les amarres avec l’école de Charcot sur le chapitre de l’hérédité mais aussi sur le chapitre d’un possible traitement : les névroses, pour Freud, pouvaient être traitées avec succès par la « psychoanalyse »….Pour ce Freud de 1896 il y a au moins 2 névroses selon que le trauma sexuel réel a été vécu sur le mode passif ou actif : l’hystérie d’un côté avec une majorité de femme et  la névrose obsessionnelle de l’autre  avec sa surreprésentation masculine…A ce moment-là Freud est encore convaincu de la réalité du trauma sexuel …Le doute s’installera vite…dans les mois qui suivent…et le forcera à penser pour la première fois la réalité d’une autre scène …

1897 Freud écrit à Fliess « je ne crois plus à ma « neurotica ». Freud ne croit plus à la réalité d’inceste systématique dans les familles de névrosés … Il a pu soupçonné son propre père, le pauvre Jacob ….et il en éprouvera de la culpabilité, mais il doit bien constaté qu’il n’est lui-même pas le moins du monde attiré sexuellement par ses propres enfants…Il en a 6 …. La découverte de l’inconscient va pouvoir commencer…

Freud ne va pas simplement reculer et se dire que les très nombreux critiques dans le milieu psychiatrique et académique de son époque avaient raison contre lui , que tous ces souvenirs de traumatismes sexuelles dont parlaient les femmes avaient été induits par la suggestion…Il sait que c’est faux. Il sait qu’il n’a pas suggéré cela… Et il va donc chercher à comprendre…Il va découvrir l’inconscient parce que l’existence d’une autre scène active dans la vie psychique et qui reste en dehors du champs de la conscience est la seule hypothèse qui est à même d’éclairer une série de phénomènes… jusqu’alors énigmatiques….C’est au travail d’exploration de tous ces phénomènes qu’il va consacrer les années qui vont suivre …

1900 Freud a 44 ans,  il publie « l’interprétation du rêve»  et construit pour la première fois une représentation de l’appareil psychique  cohérente avec ses premières découvertes : Ce sera la première topique.

1901 « Psychopathologie de la vie quotidienne »

1905 « Dora » et « « le mot d’esprit » « trois essais sur la théorie de la sexualité »

1907 « l’avenir d’une illusion »

1908 « les théories sexuelles infantiles » le roman familiales du névrosés »

1909 « Le petit Hans » , « L’homme aux rats ».

Parallèlement à la publication de ses recherches Freud va doucement sortir  de son relatif isolement…Roudinesco insiste sur ce point….le « magnifique isolement » dont Freud aimera beaucoup parler  par la suite fut surtout un fantasme freudien qui donnait satisfaction à certains de ses désirs névrotiques de héros rejeté et solitaire…Après la publication de la Traumdeutung », Il a en réalité rapidement bénéficié d’une certaine reconnaissance y compris dans les pays anglo-saxons …Ses théories rencontraient des critiques parfois virulentes mais dans la première décennie de 1900, Freud  était déjà un médecin et un penseur qui comptait dans le champ de l’exploration du psychisme humain…..

A partir de  1902, il organise chez lui des soupers hebdomadaires avec un cercles d’amis et de personnes intéressées par ses travaux… Autour de sa table, il y aura chaque mercredi  une  bonne vingtaine  d’hommes, parmi eux, une majorité de médecins d’origine juive…. Qui  formèrent « La société psychologique du mercredi » …Ces messieurs furent ses premiers disciples mais aussi les interlocuteurs privilégiés  de ses premières découvertes… Certains parmi eux devinrent psychanalystes. La société du mercredi sera dissoute par Freud en 1907. 2 ans plus tôt en 1905 Carl Gustav Jung alors assistant de Bleuler à Clinique psychiatrique suisse de Burghölzli prend contact avec Freud. La France est passée de mode, Burghölzli à l’époque est le  haut lieu d’innovations en matière de  traitements psychiatriques….Des psychiatres viennent de partout pour s’y former…Le temps où l’on se contentait de parquer les malades mentaux et de réprimer leur déviance sans chercher à les traiter était révolu et la jeune équipe de médecins suisses s’intéressaient aux écrits et aux propositions thérapeutiques du viennois ….Pour Freud cette rencontre avait beaucoup d’importance pour 2 raisons au moins. D’une part Jung n’était ni juif ni  viennois et Freud voulait voir ces découvertes se répandre dans monde. D’autre part Bleuler et son équipe travaillait sur les maladies mentales et en particulier sur la schizophrénie et Freud voyait là une grande opportunité de mettre ces toutes nouvelles découvertes à l’épreuve de la folie…

En dissolvant la société du mercredi et en créant en 1907 la première association psychanalytique de l’histoire « La société psychanalytique de Vienne », Freud veut pouvoir accueillir de nouveaux membres venus d’ailleurs. Il sera progressivement rejoint par les noms que l’histoire de la psychanalyse a retenu

Jung , Abraham, Eitington, Jones , Ferenczi le rejoindront entre 1907 et 1908

Qu’est ce qui est acquis pour lui en 1909 :

Je vais le résumer très fort mais ces 5 conférences nous permettront je crois d’ouvrir ces différents points  : Il a une représentation de l’appareil psychique : la première topique

Il a découvert l’inconscient, le refoulement, la résistance , le conflit entre désir et idéal, la composante sexuelle qui est au cœur des désirs refoulés, la libido, le complexe d’œdipe,  la notion de régression et le transfert…..il a une définition du symptôme comme substitut d’un désir refoulé . D’un point de vue technique il a recours exclusivement à l’association libre, technique reposant sur une logique liée au processus de substitution psychique nécessaire au franchissement des résistances .  Il interprète les rêves et les actes manqués avec cette même technique…

A partir de 1904 certains parmi ces disciples se mirent à expérimenter sur eux même et rapidement sur leurs proches… …la cure freudienne…

Pendant ces 15 premières années, de découvertes et d’effervescence, une grande confusion aura régné entre vie privée,  vie familiale et vie professionnelle de tous ces hommes…A l’époque il n’y a pas de femmes dans le groupe…La première arrivera en 1910…(.Il s’agissait de Margarete Hilferding…social-démocrate, lectrice de Karl Marx,  elle quittera le cercle freudien en même temps qu’Adler)

On analysait la femme de, on épousait la fille de, les pères analysaient leurs enfants…les hommes  analysaient leur maitresse, les nouveaux analystes s’analysaient entre eux et Freud analysait et supervisait tout le monde…distribuant même au passage les autorisations de mariage ou de séparations …Dans tout cela le secret professionnel était chose fort relative puisque l’on discutait ensemble ou en congrès de cas et donc de soi-même, de sa femme ,de sa maitresse, de son rival….etc etc….Freud échangeait tout azimut un nombre incroyable de lettres avec chacun dévoilant aux uns les petits secrets des autres pour servir la cause…. Quel prix payeront les générations suivantes d’analystes à ces imbroglio… ? C’est aussi un vaste chapitre….

Vienne , décembre 1908 : Freud écrit à Jung pour l’informer que le psychologue Stanley Hall , Président de la Clark University à Worcester dans le Massachussetts l’a invité aux États-Unis pour donner des conférences sur la psychanalyse. Il est désolé…il doit décliner…Il ne peut se permettre de suspendre son travail en cabinet pendant plusieurs semaines….Il a une famille à entretenir….Quelques mois plus tard Hall réitère son invitation…les dates ont changé . Ces conférences auront lieu à fin de l’été pendant la traditionnelle période de congé de Freud et  cette fois il peut accepter…Il est ravi… mais il semble plutôt dans la perspective d’un voyage qui serait surtout d’agrément…. « une grande envie de voir au moins une fois dans sa vie un porc-épic… » Dans ce que j’ai lu de la correspondance qui précède ce voyage , Freud n’a pas vraiment l’idée d’un enjeu fondamental…il écrit au pasteur Oskar  Pfister  avec lequel il correspond depuis peu que la présence de Jung rend le voyage « important »  Jung est en effet lui aussi invité.   Freud propose à Ferenczi de les accompagner …Le récit de ce voyage, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui à travers ce que les uns et les autres en ont raconté , à travers les lettres que Freud envoyait à sa famille, à travers le journal de bord qu’il a tenu,   est assez drôle et  émouvant…On y voit un Freud  fasciné par la première classe de son transatlantique…un Freud préoccupé par sa garde-robe ou par ce qu’il va pouvoir ou non digérer…Un Freud tout fier de ne pas avoir le mal de mer…». Le Freud qui monte sur le paquebot Georges Washington n’est pas du tout un conquistador ….ce n’est pas le Freud-Général Hannibal…mais plutôt un touriste un peu émerveillé, un quinquagénaire qui n’a jamais quitté l’Europe et qui est assez enjoué par la perspective d’une aventure avec des amis … ….Avant la traversée il écrit une dernière carte à sa famille « le paquebot est magnifique. L’hébergement et la nourriture dépassent toutes les attentes…… .La cabine est petite mais extrêmement élégante et elle ne manque de rien »…..dans le journal de voyage qu’il tient pendant ce périple, il écrit à propos du bateau « Totalement féérique » « On est invité dans le château d’un monsieur très distingué, il dispose de tout – et semble t-il gratuitement. On en oublie qu’on a déjà payé 600 Deutsch mark pour la semaine » ….Tout lui plait …Il raconte la nourriture qu’il trouve délicieuse au début un peu moins bien à la fin……les chaises longues à son nom qui le fascinent….la taille parfaite de sa valise …la « malle monstre » de Ferenczi et d’innombrables détails sur la météo…

« Nous nous entendons à merveille et ne sommes jamais à court de sujet de conversation….» écrit-il à propos de leur trio…. Pour faire passer le temps, les 3 hommes bavardent,

Il y a les joutes entre Freud et Jung qui prétendent tous 2 interpréter fort sauvagement les rêves ou les petites manifestations symptomatiques de l’autre…balançant à tout va leurs interprétations….genre « votre rêve exprime un désir de mort à mon égard très  cher » « oh le vôtre parle de votre féminité  archaïque refoulée , cher Maitre » … Le 29 août 1909 les 3 hommes aperçoivent enfin la statue de la liberté et Freud prononce ces mots : « Si seulement ils savaient ce que nous leur apportons »….L’histoire de « ils ne savent pas que nous leur apportons  la peste »  est, comme nous le savons aujourd’hui une légende strictement lacanienne….

Ils débarquent enfin à New York . Ils sont accueillis par Abraham Brill. Bril est né lui aussi en Autriche…A l’âge de 15 ans il s’ embarque seul pour l’Amérique…il réussit à financer ses études de médecine et revient en 1907 se former en Europe auprès de Bleuler et de Jung à Burgholzly…C’est par eux qu’il a découvert le travail de Freud. Il deviendra le premier psychanalyste  à pratiquer aux États-Unis

Du coté de Freud, sa première impression de l’Amérique, il la résume en un mot :« assourdissante » Freud n’est pas fasciné par l’Amérique ni par les américains… » « J’ai déjà vu tant de choses plus belles, mais bien sûr, rien de plus grand ni de plus débridé » Peu avant de débarquer, dans son journal il écrivait : « le Metropolitan Museum est mon premier objectif. Il renferme les plus belles antiquités grecques ». Les 3 hommes accompagnés de Bril font du tourisme à NewYork et se rendent ensuite à Worcester pour les célébrations prévue à La Clark University.

A la Clark, Il y a du beau monde…Outre les psychiatres et les psychologues, il y avait là , Franz Boas, père fondateur de l’anthropologie américaine, Albert Michelson et Ernest Rutherford tous 2 prix Nobel de physique, William James Philosophe et psychologue qui avait publié en 1890 The principle of psychology , On peut voir sur la célèbre photo de groupe Solomon Carter Fuller , petit-fils d’esclave noir et premier psychiatre noir de l’école de médecine de l’université de Boston…

A cette époque, sur la côte est des États Unis, les conceptions et le traitements des  maladies nerveuses ne sont pas très différentes de ce qui se pratique en Europe. C’est en Europe  d’ailleurs qu’on  vient se former… 2 courants principaux s’opposent : Les somaticiens d’une part  convaincus qu’il y a un substrat et une causalité somatiques aux maladies nerveuses et les « psychothérapeutes » qui ne croient pas à la seule  causalité somatique et s’intéressent au travaux des chercheurs européens dont  Janet, Bleuler, Jung et Freud.

Néanmoins, nous sommes en Amérique et on ne rigole pas avec le puritanisme et les ligues de vertu…La séparation entre le bien et le mal a une netteté dans l’Amérique de ce début du vingtième plus tranchante que dans la vieille Europe. La sexualité c’est dans le mariage….Quelle que soit l’approche thérapeutique proposée elle doit être mise au service de cette morale civilisée d’une nation industrieuse…La visée thérapeutique  ne doit pas s’écarter de cette norme…On s’intéresse à la jouissance féminine par exemple …Est ce pour le plaisir des femmes ? pas exactement…on s’intéresse à la jouissance féminine pour la paix des ménages  et des familles …. …Une femme satisfaite fiche la paix à son époux qui peut dès lors se consacrer non pas à sa maitresse mais bien à la production des biens ou du capital. Je blague à peine… Ce qui intéresse l’Amérique, c’est que cette libido qu’on ne peut nier , ne vienne pas mettre de désordre dans le grand projet puritain et capitaliste du nouveau monde. C’est dans ce contexte que Freud, le viennois , va se lancer sans aucune note et en allemand dans la première de ces  5 conférences.

Un mois plus tard, Sur le bateau du retour vers l’Europe, il écrira à sa fille Mathilde « L’Amérique a été une machine folle. Je suis heureux d’en être sorti , plus, de ne pas devoir y rester….Mais ce fut intéressant au plus haut point et sans doute important pour notre cause. Tout bien pesé on peut parler d’un grand succès »

 Bien plus tard dans l’auto portrait qu’il rédigera en 1925 « Sigmund Freud présenté par lui-même », il écrira : « En Europe, je me sentais presque un peu méprisé, là-bas, je me voyais reconnu par les plus grands comme leur pair. Quand je suis monté en chaire à Worcester pour présenter mes 5 conférences sur la psychanalyse, ce fut comme la réalisation d’un rêve diurne incroyable. La psychanalyse n’était donc plus une chimère, elle était devenue une part importante de la réalité »….

Avec Tristesse

Cher(e)rs collègues, cher(e)s amies, 

C’est avec une grande tristesse que nous apprenons le décès, cette nuit, de notre cher collègue Raymond Aron. Avec lui c’est une page de l’histoire de notre Questionnement qui se tourne… et quelle page !
Raymond, membre fondateur du Questionnement a été jusqu’il y a peu la pierre angulaire de notre institution, assumant depuis le début des fonctions importantes : président (souvent), trésorier , responsable des entretiens sur la pratique, membre du conseil etc.
Il avait autant de rigueur que d’humour et savait soutenir le travail de chacune et chacun. Plusieurs d’entre nous l’on connu dans sa pratique d’analyste ou de contrôleur. Raymond savait écouter.
Perché sur sa moto ou accompagné de son chien, Raymond avait son style,malicieux,  fraternel, et touchant lorsqu’il évoquait sa vie d’enfant caché.
D’une grande culture, il a contribué au savoir psychanalytique avec deux ouvrages parus chez L’Harmattan : « Jouir entre ciel et terre, les mystiques dans l’oeuvre de Lacan » et « Traces du désir, proximité de l’abîme ». Il est aussi l’auteur de nombreux articles parus dans différentes revues.
Le Questionnement garde l’empreinte de sa présence et saura exprimer sa reconnaissance lors d’une journée d’hommage prochainement.

Nous exprimons à Marie Jeanne, sa compagne, et à ses enfants nos  sympathies les plus vives

Le Conseil d’administration du Questionnement Psychanalytique

Psy à tout faire



Psy à tout faire

Je voudrais pour commencer remercier les organisatrices et organisateurs de ce colloque d’avoir accueilli la question de l’étranger dans les travaux de cette journée. La figure de l’étranger est sans doute aujourd’hui celle qui est devenue paradigmatique de l’altérité, de tous les « autres » qui demandent à être accueillis.

 Commençons par quelques associations qui me sont venues autour du thème de cet atelier : l’urgence d’accueillir.

L’urgence, c’est ce qui pousse, ce qui presse. Quand le temps se rétrécit devant l’échéance . On parle d’urgence médicale lorsque la vie est en danger, lorsque la mort menace si le secours n’est pas imminent.

L’accueil, au contraire  demande du temps, un temps d’apprivoisement, de rencontre, il suppose un lieu.

Et, il m’est revenu une blague du chat de Geluk dans laquelle le chat classait des documents dans des compartiments intitulés « urgent », « très urgent » très très urgent » et « trop tard ».  On peut rire bien sûr quand il s’agit de dossiers, on reste sans voix quand on pense à ceux et celles qui sont morts en Méditerranée ou ailleurs, faute d’avoir été secourus à temps…

L’urgence laisserait donc entendre qu’on n’est pas encore, ou plus, dans le temps de l’accueil.

On peut  aussi se demander aussi pour qui ? pour quoi ? il y a urgence d’accueillir. L’accueil en effet évoque la notion d’hôte, terme qui désigne aussi bien la personne qui accueille que celle qui est accueillie.

Que l’autre reste un étranger dont il faut se protéger ou devienne un semblable ne va pas sans conséquence, pour l’étranger comme pour l’autochtone.

C’est chez Guillaume Le Blanc dans son livre « La fin de l’hospitalité » que j’ai trouvé cette distinction entre le secours et l’accueil je le cite :

« (l’accueil) suppose un temps où l’on réunisse , associe, assemble à partir de l’idée que donner et recevoir humanisent le monde et le rendent plus habitable. Il suppose un espace qui soit en lui-même ouvert, relais vers d’autres lieux plutôt que prison.

Que dire de ce secours qui s’est organisé de plus en plus selon une raison humanitaire avec une logique parfois mécanique de la réponse à l’urgence, cette urgence qui risque toujours de ne prendre en compte que les besoins immédiats des plus vulnérables et de laisser de côté tous les autres ».[1]

Peut-être pourrions-nous distinguer le secours de l’accueil de la même façon que l’on distingue la vie biologique de la vie qualifiée en tant qu’humaine.  (Aristote définissait l’homme comme un animal politique, c’est sa citoyenneté qui en fait un véritable humain ). Les psychanalystes parleront de l’homme comme être de désir ou de parole, caractérisé donc par quelque chose qui excède la vie biologique.

Il existe dans notre pays bon nombre de personnes qui relèvent du secours faute d’être accueillies, celles qu’on appelle les « sans-papiers ». Celles qui n’ont aucun droit, sauf celui de l’aide médicale urgente.  L’une d’elle s’appelle Mamadou. Il habite dans un squat à quelques centaines de mètres du Méridien, le SSM où je travaille.

Les conditions de vie dans ce bâtiment désaffecté sont terribles, une centaines de personnes y résident, les hommes au rez-de-chaussée, les femmes et les enfants à l’étage. Il y a deux douches pour une centaine de personnes, pas de chauffage, des souris et des cafards, l’alimentation dépend de la bonne volonté des restaurateurs et des commerçants du quartier, tous les déplacements se font à pied quelle que soit la distance

Les habitants du squat proche du Méridien ont vu à peu près tous, leur demande d’asile déboutée. 

Revenons à Mamadou : c’est un  jeune homme guinéen d’une trentaine d’année.

Il est devenu orphelin de père à l’âge de 7 ans et placé par l’oncle paternel dans une école coranique car sa mère est devenue folle après le décès de son père. Dès l’âge de 14 ans il a été confié à un artisan qui lui a appris la broderie et il a pu ouvrir sa propre boutique lorsqu’il est devenu majeur. Il s’est engagé dans le parti d’opposition et a été arrêté lors d’une manifestation, emprisonné et torturé. Il a pu s’évader grâce à son beau-frère qui a soudoyé un gardien.

Remarquons ici que cette histoire marquée par les deuils et l’abandon ne l’a pas empêché de construire sa vie, de se faire une place, jusqu’au jour où il a été confronté en prison à ce qu’on appelle dans le jargon « un autre hors castration ».

Lorsque l’autre n’est plus soumis à aucun interdit, lorsque les interdits fondamentaux du meurtre et de l’inceste sont transgressés, le sujet se retrouve totalement réduit au statut d’objet des pulsions sexuelles et destructrices de l’autre.  C’est une expérience d’anéantissement psychique et physique qui confronte souvent à l’imminence de la mort. Et effectivement,  Mamadou ,en prison, ne croyait plus qu’il allait en sortir vivant.

Ces « expériences » ne font pas partie des expériences communes, elles font au contraire chuter le sujet « hors du commun ». Elles amènent le sujet à se sentir étranger à ses proches tellement ce qu’il a vécu lui semble impossible à partager, à raconter.

Les prisons guinéennes en effet,  sont des zones de non-droit, dans lesquelles la torture et le viol sont systématiquement pratiqués, avec une cruauté inimaginable.

Lors de l’examen de sa demande d’asile Mamadou a tu les viols endurés en prison et sa demande a été rejetée parce que ses propos sont jugés non crédibles. Il a donc vu se rajouter aux persécutions l’épreuve du « bannissement ».

Dans ce mot on retrouve le terme de « ban » et l’expression « mise au ban » .la racine indo-européenne de ce terme est bha (parler, ce qui a donné en grec aphasie, en latin fable), Le ban désigne la convocation, l’ordre  lancés par le suzerain aux vassaux et, par extension, le territoire soumis à la juridiction du suzerain.

On entend bien ici le lien entre la parole et la loi, la dimension du Politique dans sa fonction organisatrice de la communauté humaine. Être banni, c’est donc être rejeté hors du monde commun.

Pour le réfugié, le bannissement se traduira par  un ordre de quitter le territoire, voire une expulsion. Privé de ses droits fondamentaux, le réfugié incarne la condition de la vie nue, la vie réduite à sa dimension biologique. Il devient indésirable, invisible. Il fait l’expérience du hors lieu, celle de ne plus avoir de place parmi ses semblables, celle de ne plus se sentir légitime là où il est.

Mais, poursuivons avec Mamadou qui, avec l’aide de son avocate, a introduit une nouvelle demande d’asile ce qui m’a amenée à rédiger une attestation.

 Ce document vient soutenir la crédibilité des dires de demandeur d’asile qui doit fournir lui-même la preuve des persécutions subies.

C’est dans ce contexte que je lui ai dit que je savais, pour avoir accompagné d’autres guinéens, que la pratique du viol est fréquente dans les prisons et que si cela lui était arrivé il était important  qu’il puisse en faire état.  D’abord il m’a dit « non, ça ne m’est pas arrivé » puis deux ou trois séances après il a avoué qu’il avait subi le viol mais que la honte l’avait empêché d’en parler lors de sa première demande d’asile. « L’interprète était une femme peule m’a-t-il dit, j’avais trop honte, si j’avais parlé toute la communauté peule aurait été au courant. »  Avec son autorisation j’ai signalé cela dans mon attestation.  Lors d’une récente audition au CGRA il a pu en témoigner et ce qu’il en a rapporté est tout à fait intéressant pour notre propos : « l’interprète, m’a-t-il dit, était un vieux, et pour traduire la question (de l’examinateur concernant les faits de viol) il s’est d’abord excusé   et puis il m’a demandé « si un gardien était tombé sur moi ? » et je lui ai alors expliqué ».

La honte d’avoir été réduit à un objet, à un déchet l’avait réduit au silence. C’était le prix pour garder la face et éviter la mort sociale (bien réelle dans la culture guinéenne dans laquelle le viol signifie le déshonneur absolu).  Le respect de l’interprète, l’usage de la métaphore ont restauré la pudeur et replacé la sexualité dans l’ordre humain, à savoir qu’elle est soumise à des interdits, à des codes, des rituels.

Le travail que nous faisons depuis près de deux ans n’y est peut-être pas étranger non plus et je voudrais en dire quelques mots.

Accueillir ne va pas sans accepter que l’autre vous transforme. Pour pouvoir accueillir ces personnes sans droit il faut accepter de travailler un peu autrement.

Ce que nous faisons avec les sans papiers, c’est essentiellement un travail d’accompagnement à partir de tout ce que la personne amène.  Nous devenons des « psy à tout faire » : des papiers , des coups de fil, des renseignements, un soutien de la débrouille etc, c’est un travail d’équipe. Les interventions, au-delà de leur utilité concrète, signifient l’investissement, l’engagement du clinicien. Elles visent à restaurer la fiabilité. Ce point est essentiel car c’est à cet endroit que se reconstruit la consistance du symbolique, la confiance dans la parole.

Jeté hors du monde, le réfugié a d’abord besoin que lui soit signifié sa place dans la communauté humaine. C’est donc à partir d’une position de semblableque nous tentons de l’ accueillir dans sa dignité. La dignité c’est vraiment l’antidote de la honte. En effet, elle est liée à la fierté, à l’honneur, au respect (étymologiquement, respectus est le regard en arrière, la considération).

Si notre positionnement de thérapeute est commandé par le réel  (avoir été confronté à une situation extrême qui a mis hors-jeu les capacités psychiques d’intégrer, de symboliser cette épreuve), il en va de même pour les autres coordonnées du travail psychothérapeutique, à savoir : la demande, le symptôme, l’interprétation.

 En effet, dans cette clinique nous avons  à faire à une

déposition de plaintes plutôt qu’à une demanded’élaboration, souvent il s’agit de plaintes somatiques.

à l’envahissement par un savoir en excès plutôt qu’à un questionnement sur son symptôme, (l’envahissement par les souvenirs traumatiques, les cauchemars)

l’interprétation est supplantée par le revoilementdu réel, par le fait de border le trou du traumatisme. Pour le dire autrement, le travail n’est pas centré sur les persécutions endurées mais sur tout ce que la personne décrit comme important pour elle, souvent ce seront les enfants, des parents restés au pays, pour les militants ce sera la situation politique du pays d’origine

Il s’agit donc d’être preneur de ce qui se dépose et d’y répondre. Il en va de notre responsabilité d’aller vers, d’être attentif aux signes de la souffrance qui, comme le dit Roussillon, « deviennent signifiants lorsqu’ils nous alertent ». Le regard éteint, la main moite, le corps affalé nous informent autant que les mots. Je ne poursuivrais pas ce travail si je n’y percevais pas une réelle efficacité : les personnes après des mois voire des années de travail se positionnent autrement, ce dont a témoigné Mamadou.

 Son trajet thérapeutique a consisté en un retour vers la dignité.  En évoquant son histoire il a pu reprendre appui sur des ancrages de son identité : son métier, ses luttes politiques, la famille qu’il était en train de construire. Il n’est pas qu’une victime, il peut décliner d’autres identités dont il peut être fier.

Mais, que va devenir Mamadou si sa nouvelle demande d’asile est à nouveau rejetée ?

Peut-on se rassurer après avoir aidé quelques personnes alors que des milliers d’autres survivent péniblement dans des camps de rétention en Grèce, en Italie et dans les pays limitrophes de l’Europe comme la Turquie, le Maroc et bien d’autres. Que valent nos petits îlots d’humanisation devant l’océan d’indifférence et de rejet qui caractérise l’ensemble des politiques migratoires européennes ?

Guillaume Le Blanc distingue l’hospitalité politique de  l’hospitalité éthique.

L’hospitalité éthique relève d’une décision individuelle, elle se réfère à des valeurs. On peut dire que les actions citoyennes qui aident les migrants relèvent de l’hospitalité éthique. De même que l’hospitalité dans les sociétés traditionnelles était une valeur, une obligation morale.

L’inconvénient de l’hospitalité éthique c’est qu’elle repose entièrement sur la bonne ou mauvaise volonté du sujet.

L’hospitalité politique au contraire, est liée à la loi, elle ouvre un droit pour tous.  Elle oblige l’autochtone à donner l’hospitalité et assure l’étranger qu’il peut être accueilli, qu’il aura une place, qu’il aura des droits au sein de société.

On voit bien là ce qui distingue l’hospitalité du secours : le secours laisse vivre, il ne fait pas vivre.

La vie biologique est sauve mais aucune vie proprement humaine n’est possible. Une de mes patientes, une dame Ivoirienne sans papier me répond souvent quand je lui demande comment elle va « On est là » . J’entends : il y a l’évidence d’un corps mais pas de place pour des projets, pour de la mobilité, pour des désirs.  Seule la survie est autorisée.

« l’hospitalité ne peut exister, écrit Guillaume Le Blanc, que si elle s’efface comme secours pour laisser place à un accueil durable garanti par un ensemble de droits valables pour toutes les vies d’ici et d’ailleurs. » P.57

Pour conclure, je reviendrai à ma question de départ : l’urgence d’accueillir, pour qui ? pour quoi ?

Il y a, me semble-t-il, urgence pour tous, aussi bien pour ceux que le désir de vivre amène à traverser les frontières que pour ceux qui ont à choisir entre reconnaître l’étranger comme un semblable ou en faire un barbare, quelqu’un qui est radicalement autre.  Rappelons que le barbare dans la Grèce antique c’est littéralement celui qui parle par borborygmes, celui avec qui aucune communication n’est possible car il ne parle pas « La langue », le grec, seule langue qui vaille.

Colette Soler parle de « narcynisme » pour caractériser la subjectivité contemporaine occidentale, ( contraction de narcissisme et de cynisme) cynique signifie « sans principe » . Nous vérifions cela dans notre pays : les politiques migratoires de plus en plus sécuritaires ne rencontrent aucune opposition dans la population.

Je souhaite laisser le mot de la fin à Guillaume Le Blanc pour vous donner envie de lire son livre, voici

«  Nous avons parcouru l’Europe de la « jungle » de Calais au centre de réfugiés caché dans les hangars de l’aéroport de Tempelhof à Berlin.

Nous avons vu des barbelés prospérer dans les prairies.

Des murs pousser comme des champignons.

Nous avons vu l’étranger cesser d’être un hôte pour devenir un ennemi, un barbare qu’il faut éloigner, repousser, ne plus voir.

Toutes les civilisations anciennes s’accordaient sur une point : faire de l’étranger un hôte.

Nous sommes en train de faire l’inverse, de transformer l’hôte en étranger.

Jusqu’à quand ?

Le 17/10/2019

Joëlle Conrotte


[1] Guillaume Le Blanc, Fabienne Brugère « La fin de l’hospitalité » Ed. Flammarion 2017 p.106,107